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ou de Mendelssohn ? Et tiendrons-nous le Prophète ou la Reformation-Symphonie pour des compositions corruptrices, vides de tout idéal ? Voici Antokolsky, le sculpteur russe, l’auteur du Spinoza, du Nestor, de la Martyre chrétienne ; c’est un idéaliste, un sculpteur d’idées, comme dit M. de Vogüé ; s’il pèche, c’est par là ; il veut trop spiritualiser la chair et les muscles, il veut faire entrer trop d’âme dans ses corps de marbre. On a dit que le Juif avait pris du Talmud une idée grossière de la femme et de l’amour. Il me semble, quant à moi, que, à travers tous ses sarcasmes, peu de poètes ont autant poétisé l’amour et idéalisé la femme que ce grand railleur de Heine. Chez lui, comme chez les âmes ardentes, saisies en pleine éruption de la jeunesse par le froid de la réalité, je crois sentir une sorte d’idéalisme rentré. Serait-ce dans la philosophie que le Juif s’est montré incapable d’idéal ? Mais que faites-vous de Spinoza ? Si peu de goût qu’on ait pour les théorèmes de l’Éthique, comment classer ce contemplatif de l’absolu dans le vil troupeau des matérialistes au front courbé vers la terre ? Son œil regarde en haut. Son panthéisme, au lieu de partir de la matière, part de la pensée, pour aboutir à l’absorption de la nature et de toute chose en Dieu. N’est-ce pas Spinoza qui enseignait l’amour intellectuel de Dieu, amor Dei intellectualis ? Et sa morale ne se résume-t-elle pas dans l’identification de la vertu et de la béatitude ? Voilà une recette du bonheur que sémites et aryens feraient bien de retenir ; s’ils en font peu de cas, ce n’est pas qu’elle leur semble trop épicurienne.

Laissons les œuvres des Juifs pour voir de quelle façon l’art et la poésie ont représenté le Juif. Je me suis amusé à le suivre dans la fiction, aussi bien que dans l’histoire. Est-il vrai que, depuis Ahasvérus de fabuleuse mémoire, poètes ou romanciers n’aient connu qu’un Juif, le Juif classique, le youtre rampant, fourbe, rapace ; dès avant Shylock honni sur toutes les scènes populaires. « Au théâtre, le Juif doit être odieux, » remarquait un écrivain dramatique d’origine israélite[1]. M. Alexandre Dumas avait déjà dit : « Il est reconnu qu’un Juif, au théâtre, doit toujours être un grotesque[2].» Il est devenu, en effet, une sorte de fantoche, analogue aux masques italiens, et, tout comme Arlequin ou Pulcinella, tenu toujours au même rôle. En revanche, si le Juif doit être repoussant, la Juive, sur la scène, a d’ordinaire toutes les grâces et les séductions. Les pauvres aryens s’y laissent toujours prendre. De l’Esther d’Assuérus à l’Esterka polonaise de Casimir le Grand,

  1. M. Abraham Dreyfus, le Juif au théâtre, conférence pour la Société des études juives, 1888.
  2. Lettre à M. Cuvillier-Fleury.