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le loup et l’agneau paissant côte à côte. Ces promesses de ses voyans, le Juif, comme le chrétien, s’est décidé à les réduire en allégories. Nos docteurs lui ont-ils assez reproché d’être l’esclave de la lettre et de matérialiser les prophètes ? Le voilà, à son tour, qui les entend au sens spirituel, tout en leur gardant une signification temporelle. Pour lui, le prince de la paix, le soleil de justice, annoncé sur le Carmel et le Moriah, n’est ni un roi, ni un conquérant, ni un homme, mais une époque, une ère nouvelle, promise à Israël et à l’humanité. Pour tels de ses rabbins, le Messie, s’il est un être vivant, le Messie triomphant, comme le Messie souffrant, le Christus patiens d’Isaïe, c’est Israël lui-même, Israël lumière du monde, tour à tour persécuté et délivré, humilié et glorifié. Pour la plupart de nos Juifs d’Occident, ce n’est qu’une figure allégorique de l’avenir de l’humanité, une vision voilée des magnifiques destinées réservées à la race d’Adam. Le Messie conquérant à la Bar-Cocheba ne leur semble plus qu’une corruption du messianisme prophétique. Ce qu’apercevaient, dans le lointain des âges, les nabis de Juda, c’était bien le règne de la justice, le règne de Jéhovah sur la terre ; mais le règne de Jéhovah parmi les hommes, il ne sera pas établi, les armes à la main, par un monarque sorti du tronc de Jessé ; il sera la conquête pacifique de la science, le terme naturel de la civilisation, lentement acheminée vers le Bien et le Droit. Isaïe a vu juste et les promesses d’Amos ou de Zacharie ne sont pas vaines ; mais la Jérusalem future, où les prophètes ont vu en esprit monter les peuples, ne sera pas la cité de pierre relevée sur la colline de Sion, mais la cité idéale où habiteront en frères tous les enfans des hommes.

Voilà ce qu’est le Messie pour le plus grand nombre des Juifs contemporains ; et ce Messie, nous le connaissons. Nous avons un nom pour lui ; nous l’attendons, nous aussi, et l’appelons de tous nos vœux. C’est ce que nos foules aryennes nomment le Progrès ; messie moderne, auquel la multitude incrédule de nos capitales croit d’une foi aussi aveugle que les vieux Juifs d’antan à la venue du Libérateur, fils de David. Cette foi, il est vrai, ne nous vient pas directement d’Israël : c’est plutôt nous qui l’avons réveillée chez lui. Elle dormait dans ses livres, elle y reposait à l’état latent, avant que Diderot et Condorcet l’aient révélée aux nations et répandue dans le monde. Mais dès que la Révolution l’eut proclamée et qu’elle leur en eût fait la première application, les Juifs la reconnurent et la revendiquèrent comme un legs de leurs ancêtres d’Israël. Ils lurent la Bible à la lumière de l’Encyclopédie, et ils découvrirent dans les prophètes ce qu’annonçaient les profanes voyans des gentils. Peureux, l’antique dogme religieux du messianisme se confondit