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avec le nouveau dogme philosophique de la perfectibilité humaine. Et ainsi le jour où il entra dans notre civilisation, le Juif se trouva prêt à en épouser les espérances les plus hardies. Et ainsi le vieux judaïsme sembla confirmé par la science et rajeuni par la spéculation moderne. La synagogue, qui paraissait à jamais pétrifiée dans ses rites archaïques, put se présenter à ses fils comme la religion du progrès, se vantant d’avoir devancé, de deux ou trois milliers d’années, les sages des nations.

Le Progrès, voilà, pour l’israélite moderne, le vrai Messie, celui dont il salue, de ses hosannas, le prochain avènement. Telle est la foi du néo-judaïsme, et tel l’idéal du Juif. Beaucoup, dans leur hâte, ne se contentent plus de dire : « Le Messie va venir, » mais disent : « Le Messie arrive, le Messie est arrivé. » Nous sommes déjà, pour eux, au seuil de l’ère messianique. La Révolution en a été la préface, nos Droits de l’homme en ont été le manifeste, et au lieu de la trompette des archanges des apocalypses anciennes, le signal en a été donné au monde par les tambours de nos soldats, alors que, à l’approche de notre tricolore, tombaient les barrières de castes et les murs des ghettos. L’ère messianique est ouverte ; mais ce n’est pas en quelques semaines d’années que sera renouvelée la face de l’univers et que s’accompliront les visions des prophètes. Que d’obstacles encore à vaincre ! Que de ténèbres à dissiper ! Le Juif affranchi se fait gloire d’y travailler, attaquant les hiérarchies surannées, guerroyant contre les préjugés, repoussant les retours offensifs du passé, s’employant avec une précipitation parfois téméraire à frayer la voie aux révolutions futures ; confondant trop souvent le mouvement avec le progrès et la démolition du présent avec l’édification de l’avenir ; trop disposé à traiter en ennemi tout ce qui lui rappelle le passé et trop enclin à détruire sous prétexte de rebâtir ; trop défiant de la tradition, trop confiant dans la nouveauté ; ayant peut-être trop de foi dans la Raison, dans la Science, dans la Richesse ; ne se souvenant plus assez des conditions morales, des conditions éternelles du progrès des sociétés humaines.

Ainsi le Juif, et le nouvel esprit juif. Voilà qui est bien loin de l’esprit chrétien ; voilà qui paraît aux antipodes de l’esprit chrétien. Pas autant peut-être qu’il nous semble. Il y a longtemps que le millénarisme, forme chrétienne de l’antique messianisme, compte peu de partisans parmi les chrétiens. Mais le christianisme n’a point, pour cela, répudié toute espérance au royaume de Dieu ici-bas. Car, lui aussi, a promis aux fils d’Adam le royaume de Dieu ; et le chrétien, qui sait que le Messie est arrivé, sait bien que son règne n’est pas encore établi sur terre, et il ne cesse point d’en implorer l’avènement. Sur les lèvres chrétiennes est demeurée, à