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cimetières, attendant, pour voir se lever le règne de la Justice, que la trompette de l’Archange ait sonné le réveil des morts.

« Pour les fils d’Israël, prêchait un rabbin, c’est un devoir impérieux de travailler à la réalisation des espérances messianiques[1].» Voilà un sermon que les prêtres du Christ ne voudront pas laisser aux rabbins : cela n’est pas seulement le devoir des enfans d’Abraham, et nous ne leur en abandonnerons pas le soin. Le règne de la Justice, les chrétiens, eux aussi, ont le devoir d’y travailler ;

ne leur convient pas de s’en remettre aux débris dispersés de

Juda, aux adeptes nuageux du messianisme humanitaire, ou aux faux prophètes qui leurrent les foules de la chimérique transfiguration de la terre en paradis. Adveniat regnum tuum, répètent, chaque jour, des lèvres trois ou quatre cents millions de chrétiens ; mais ce vœu du Pater, comment l’entendent-ils ? De combien, parmi eux, en est-il comme de ces Juifs au cœur charnel, que nous accusons de matérialiser les promesses de l’Écriture ? S’il nous était donné d’évoquer, devant nous, l’idéal des foules baptisées et l’humaine Jérusalem rêvée par les masses populaires, je ne sais trop quelle différence nous trouverions entre l’idéal aryen et l’idéal sémite, entre notre idéal à nous, fils de chrétiens, et leur idéal juif. Si nos races occidentales en sont revenues à un vague messianisme ; si même, sans que nous en ayons conscience, c’est des collines de Sion que nous viennent notre soif de justice et notre espérance obstinée dans la victoire du droit, l’idéal des prophètes s’est bien déformé en chemin. Ils auraient de la peine à reconnaître leurs visions et leur Jérusalem dans nos songes matériels et nos prosaïques utopies, les voyans du Moriah. Sur le messianisme des montagnes de Juda et sur le royaume de Dieu du lac de Galilée a soufflé le néo-paganisme, et juifs et chrétiens, confondant presque également le progrès avec la richesse. et la félicité avec le bien-être, sont allés pour Messie élire Mammon. Oublieux de l’éternel Nisi Dominus du psalmiste et de la pierre angulaire sur laquelle devait reposer la vraie Jérusalem, ils rêvent de royaume de Dieu sans Dieu. Jéhovah est délaissé, et son Christ est omis. Aussi semble-t-elle reculer devant nous, à mesure que nous nous flattons d’en approcher, la Jérusalem nouvelle, la cité de Justice et de Paix, vers laquelle se tendent en vain nos bras.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. M. A. Astruc, Entretiens sur le judaïsme, son dogme et sa morale ; Lemerre, 1879.