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frottis qui recouvrent à peine la toile ou le panneau. Aussi, quelle est la transparence et la profondeur des ombres de Rembrandt, de Cuyp, de Pieter de Hooch et d’Ostade !

Sur la touche :

La touche, ou la manière de poser la couleur et de promener le pinceau, est toujours dans le sens de la forme et contribue à décider le relief. Quand le modelé tourne, la brosse de l’artiste tourne dans le même sens, et la pâte, suivant la direction de la lumière, ne heurte jamais les rayons qui s’épanouissent sur le tableau. Supposez une statue taillée à rebrousse-poil avec le ciseau ; quelle que soit la correction mathématique de la forme, jamais elle ne donnera un aspect juste. En peinture, on ne se préoccupe pas assez de cette logique impérieuse de la pratique ; la plupart des peintres mettent au hasard leur griffe sur la toile, contrariant, sans y songer, la structure nécessaire de tous les objets et la géométrie naturelle.


J’ai cité ces divers passages tout au long parce que, entièrement originaux au temps de leur publication, ils n’ont pas cessé d’être des modèles rares peu suivis. C’est là que Thoré est vraiment bon et utile ; écrivain encore hésitant, il fera toujours des progrès vers la précision et la simplicité, car, chemin faisant, il imite de moins en moins Diderot et laisse à chaque tournant de la route quelque pièce de sa friperie romantique.

Il n’est pas moins juste et moins original lorsqu’il parle des conditions premières de l’art, de celles qui le constituent en le différenciant, c’est-à-dire en lui donnant une raison d’être et des moyens qui n’appartiennent qu’à lui. Il voit avec raison dans le sens de la couleur le fondement de la peinture, le don indispensable au peintre. « On ne saurait être peintre, dit-il, qu’à la condition d’être, premièrement et avant tout, coloriste. Aucune autre qualité ne remplace celle-là. » Et encore : « Faire de la peinture sans la couleur comme procédé fondamental, c’est nier son art lui-même ; car la peinture est une convention qui ne s’explique que par la lumière, c’est-à-dire par la couleur.» Abordant le grand problème de la peinture, celui dont la discussion a rempli la moitié de notre siècle, il écrit une page vraiment magistrale, dans laquelle, avec les préférences naturelles d’un romantique pour la couleur et une négation trop absolue de la ligne, il est bien près de poser la question comme elle doit l’être, si l’on veut la discuter utilement En voici l’essentiel :

Le moyen de la peinture, c’est la couleur, comme le son est le moyen de la musique. En musique, la mesure ou le rythme ne sont