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la façon d’un professeur de rhétorique ou de morale. Il n’explique point ses raisons. Il entraîne tout naturellement, il métamorphose et perfectionne, sans dire pourquoi ni comment. » Il disait aussi : « Je ne sais pas même le sujet de beaucoup de tableaux que j’admire, et je n’ai jamais eu l’idée de m’en informer. « Il déclarait enfin ne voir qu’un but immédiat à l’art, l’expression de la beauté. Pourtant, à la même époque, il tenait aussi fortement que jamais pour la théorie de l’art moralisateur de parti-pris. Il y a là une contradiction, car enfin est-il possible à l’artiste préoccupé par le but moral de ne pas attacher une grande importance au choix du sujet ? Cette contradiction se retrouve dans toute l’esthétique de Thoré ; il voulait concilier deux contraires, l’indépendance de l’art et son alliance avec la morale. Il était inévitable qu’une telle préoccupation l’exposât à mal s’expliquer et à n’être pas compris. C’est ce qui lui arriva dans la conversation dont il s’agit. Pour Millet, qui n’était ni orateur, ni écrivain, et qui même se servait de la plume et de la parole avec quelque gaucherie, sa pensée était juste en elle-même ; mais il restait à côté de la question posée par Thoré.

Elle est fort ancienne, cette question de sujet, et, aujourd’hui encore, elle provoque des avis entièrement opposés. Peut-être est-ce pour l’avoir mal posée, comme il arrivait à Thoré. Il est évident que le sujet a sa valeur propre ; il y a de grands et de petits sujets, il y en a de spirituels et il y en a de bêtes ; il y en a surtout qui appellent la peinture et d’autres qui la repoussent. Mais il est non moins certain que cette valeur peut rester latente, car elle ne produit son effet que grâce à l’exécution. Aussi, entre un tableau bien peint d’après un sujet vulgaire et un tableau médiocrement peint d’après un sujet relevé, le mérite d’art est-il tout entier pour le premier. Dès que l’œuvre est exécutée, le sujet n’a donc plus d’autre valeur que celle de l’œuvre elle-même ; mais, si l’œuvre est belle, il lui rend une valeur égale à celle qu’il en reçoit. Plus le sujet est considérable et l’exécution médiocre, plus l’œuvre doit provoquer de sévérité ; comme aussi, une belle exécution d’après un beau sujet mérite une admiration complète. D’autre part, il est certain qu’un artiste peut mettre beaucoup de force et d’éclat dans un sujet où la pensée n’est pour rien, ainsi Chardin dans ses natures mortes ; ou même beaucoup d’élévation et de poésie dans des sujets empruntés à la vie de tous les jours, ainsi le même dans ses intérieurs. En un mot, le sujet vaut ce que vaut l’artiste. Lorsque Delacroix peint les Croisés à Constantinople, ou la Barque du Dante, il se montre très supérieur à Decamps peignant l’École turque ou le Marchand juif ; en revanche, Millet met plus d’art dans le Berger ou Rousseau dans la Mare qu’Horace Vernet dans