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la Prise de la Smala, l’exemple opposé par Millet à la doctrine de Thoré s’appliquerait donc plutôt à la conception du sujet qu’au sujet lui-même, car Millet ne suppose pas qu’il y ait à choisir entre un châtiment divin et un fait vulgaire, mais entre les diverses manières d’exprimer ce châtiment. Aussi l’argument passe-t-il à côté de la question. L’artiste, cependant, avait raison de dire que des moyens simples pouvaient aussi bien traduire ce sujet que des moyens nobles ; tout dépend de la manière dont ces moyens seront représentés. Quant à Thoré, il dénaturait sa propre pensée en avançant que la préoccupation du sujet peut donner aux œuvres d’art une valeur plus grande, mais nous verrons qu’il n’a jamais pu se dépêtrer de la contradiction où l’engageait sa théorie de l’art moralisateur.

Après sa visite à Barbizon, Thoré-Bürger essayait de se reprendre à la vie parisienne ; mais, là aussi, il rencontrait assez de contradicteurs pour en éprouver quelque amertume. Il écrivait à Rousseau : « J’ai emporté un bon souvenir de la réception amicale au revenant. Je t’avouerai que je me sens un peu égaré dans le Paris actuel, et pourtant il me semble que ce n’est pas moi qui suis l’ombre dans ce pandémonium de fantômes. Ils n’ont pas déjà tant l’air de vivre — En hommes. » C’est que les Parisiens de 1860 vivaient à leur manière, et Thoré en était toujours à celle de 1848. Entre ces deux dates, une révolution complète avait transformé non-seulement les institutions politiques, mais la littérature et l’art. De 1830 à 1850, le romantisme avait dominé dans tout ce qui n’était pas le gouvernement et, le propre du romantisme, ce n’est pas seulement une façon particulière d’entendre la forme, c’est aussi la tendance à l’idéal, la générosité des sentimens, l’exaltation poétique de la passion. Un tableau de Delacroix, un poème de Victor Hugo, un drame de Dumas père, un roman de George Sand, un discours de Lamartine, se ressemblaient en ceci, que, dans tous, s’affirmaient la croyance dans la bonté de l’homme et de la nature, l’enthousiasme pour la civilisation, la foi au progrès. La dure épreuve que, de 1848 à 1851, la réalité fit subir à ces théories et le régime inauguré par le coup d’État du 2 décembre changèrent brusquement les choses. On avait cru que la révolution de 1848 ramenait l’âge d’or, mais la liberté n’avait pas tenu ses promesses et, sans lui laisser le temps de se corriger par elle-même, le despotisme était venu l’étouffer. Pendant deux ans, rêveurs et utopistes avaient appliqué leur panacée respective aux misères sociales et elles s’étaient exaspérées jusqu’à provoquer une formidable explosion. Il n’y avait plus de tribune ; de rares journaux subissaient les plus dures conditions d’existence ; le pouvoir, l’administration et la police agissaient comme si l’intérêt suprême