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de la société était non pas d’assurer aux hommes l’exercice des libertés nécessaires, mais de les défendre contre leur malignité naturelle. Il en était résulté une grande défiance des idées, un esprit étroitement positif, une conception brutale et triste de la vie. Tandis que les vertus jadis exaltées, la générosité des sentimens, le désintéressement, la confiance, passaient pour des duperies, que la poursuite de l’argent devenait chaque jour plus âpre et l’égoïsme des intérêts plus féroce, la poésie se taisait, la philosophie était envahie par le positivisme scientifique, l’histoire faisait le procès du passé. Le roman et le théâtre, images plus directes de la vie journalière, traduisaient le réalisme sec et dur dont la société leur montrait l’application. L’art ne pouvait échapper à ce mouvement général des idées et des mœurs. Il renonçait donc, comme la littérature et la politique, aux inspirations élevées et aux grands sujets pour s’appliquer à la copie étroite, non pas de la nature qui comprend tout, même l’idéalisme, mais de la plate réalité ; ceux des artistes qui prétendaient incarner l’art de leur temps se disaient réalistes et, par une étrange illusion, des critiques, comme Castagnary, libéraux en politique, s’efforçaient de démontrer qu’à la cause du réalisme était liée celle du relèvement de l’art.

En constatant ce qui se passait autour de lui, le pauvre Thoré ne pouvait qu’éprouver le sentiment qu’il exprimait tout à l’heure, avec plus d’étonnement encore que de tristesse. Ce n’était guère pour adoucir sa misanthropie. Il avait toujours aimé à demeurer très haut, sous les toits, pour rêver, en dominant l’agitation de la ville. Avant l’exil, il était installé sur la colline de Montmartre ; il s’établit cette fois près de la Bastille, loin des ateliers d’artiste, au dernier étage d’une haute maison, s’entoura d’œuvres des maîtres anciens, transforma son balcon en « belvédère fleuri » et annonça à ses anciens amis la résolution arrêtée de descendre le moins possible dans la rue.

Mais il lui était impossible de se désintéresser de l’art ; dès 1861, il reprenait la plume du salonnier. S’il eût été un de ces hommes de caractère ferme que la contradiction enfonce dans leurs convictions et qui tiennent à honneur d’attendre, sans rien céder, la revanche de leurs idées, il eût affirmé de nouveau les croyances de sa jeunesse devant le réalisme triomphant. Il y avait longtemps déjà que Castagnary et plusieurs autres proclamaient la mort de l’art idéaliste ; en soutenant, au contraire, que cet art devait vivre, en protestant contre un arrêt brutalement injuste, il pouvait se faire une originalité toute neuve. Mais l’indécision était le fond de sa nature ; solitaire à Paris, n’ayant plus d’amis à soutenir et n’étant lui-même soutenu par personne, il était incapable de