Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/834

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en vue le perfectionnement. L’artiste a en vue la beauté, et il se propose de la faire voir aux autres, ce qui est son moyen de produire, par similitude, le vrai et le juste. La morale, la science, l’art, n’ont point le même objet ; mais ils doivent arriver au même résultat, le perfectionnement physique et moral de notre espèce. » Proudhon répondait rudement que toute œuvre d’art dont la morale n’est pas le but direct est immorale, par conséquent antisociale, et, pour qui admettait son point de départ, l’union de l’art et de la morale, il avait raison. Thoré aurait voulu concilier les deux choses, art et morale, en maintenant leur indépendance mutuelle dans une action commune ; théorie généreuse, mais encore plus utopique que celle de Proudhon, car elle prétendait démontrer l’identité des contraires. Ainsi posée, la question était insoluble. Thoré ne peut donc qu’en rapprocher de force les deux termes ; partant d’une contradiction, il n’arrivera jamais à les unir. Cependant, il compte toujours sur ce point de départ illusoire pour arriver à la formule de ce qu’il appelait « l’art humain, en opposition à l’art superstitieux et mystique. »


V.

Pour préparer l’avènement de cet « art humain, » Thoré s’emploie avec ardeur à lui faire place nette. Il n’a pas encore la facilité de destruction théorique à laquelle nous verrons Castagnary travailler sans aucun des scrupules qu’une vaste instruction laissait à Thoré, en lui montrant l’étendue des pertes à consentir. Cependant, il déploie un beau courage dans cette œuvre négative. Il sacrifie une bonne part des anciens genres auxquels la peinture et la sculpture doivent le meilleur de leurs œuvres, et du romantisme, dont il se vante pourtant d’avoir été le champion. Il condamne l’enseignement de l’État, surtout l’École de Rome, couronnement et but de cet enseignement. Pour lui, « la pléiade romaine, étrangère, » est le produit d’une serre chaude où s’étiole l’originalité. « Quand on a été enfermé quinze ans, s’écrie-t-il, à l’École des Beaux-Arts de Paris et à la villa Médicis de Rome, quel caractère, même le plus vivace, saurait conserver l’indépendance, sous la pression continue des vieux professeurs, des vieux exemples, des vieilles routines ? » Il n’y a pas à défendre ici l’enseignement d’alors contre des reproches fort exagérés. Il suffira de dire que son principal mérite, ç’a été de maintenir en France ce qui constitue une école, c’est-à-dire un ensemble de traditions et d’efforts dans le même sens. Cette école a tout embrassé, même les originalités indépendantes, en vue d’un même but, la continuité du grand art, car la chose existe, malgré les railleries inintelligentes dont le