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débuts de Manet fournirent à Thoré l’occasion de montrer son incurable indépendance d’esprit et son sens inné de la peinture. II signalait, chez ce novateur, l’influence de Velasquez et de Goya, l’habileté brillante des étoffes, le vide des corps, l’absurdité choquante de certaines de ses compositions, comme le Bain, montrant une femme nue, assise sur l’herbe, entre deux hommes habillés, et aussi « des qualités de couleur et de lumière dans le paysage, et même des morceaux très réels de modelé dans le torse de la femme. » C’est à peu près ce que la critique indépendante pourrait dire aujourd’hui des premiers tableaux de Manet. Le bruit augmente autour du père de l’impressionnisme ; Thoré ne s’en émeut pas. Baudelaire lui écrit que Manet ne pastiche pas Velasquez et Goya, « qu’il n’a jamais vus » ; Thoré enregistre la déclaration et sourit. La fameuse Olympia lui paraît être simplement ce qu’elle est, une « drôle de femme. » La dernière fois qu’il s’est occupé de Manet, c’est pour le caractériser complètement en peu de mots : « Je me risque à dire que M. Edouard Manet voit très bien. C’est la première qualité pour être peintre. À la vérité, il faut encore d’autres qualités avec celle-là. Manet voit la couleur et la lumière, après quoi il ne s’inquiète plus du reste. Quand il a fait sur sa toile la tache de couleur que font sur la nature ambiante un personnage ou un objet, il se tient quitte. « Il ajoute : « Il se débrouillera plus tard, quand il songera à donner leur valeur relative aux parties essentielles des êtres. » Cette espérance renfermait un conseil ; malheureusement, elle ne s’est pas réalisée.


VI.

Lorsque l’on vient de constater la justesse des opinions de Thoré sur la plupart des artistes de son temps, on regrette la sévérité avec laquelle on s’est vu obligé d’apprécier ses idées générales. On se demande si, après tout, le premier devoir d’un critique n’est pas de faire exactement la part du bon et du mauvais dans la production artistique et si ses théories sur les partis et les écoles ne sont pas d’une importance moindre que ses appréciations individuelles. Malheureusement, les deux choses ne peuvent pas se séparer. Un artiste ne vaut que par ses œuvres, et ses théories importent peu ; au contraire, la valeur d’un critique se mesure exactement par celle de ses théories. C’est par elles, en effet, que le critique agit, beaucoup plus que par ses jugemens ; c’est par elles qu’il sert l’art ou lui nuit, en guidant les artistes et le public dans une voie bonne ou mauvaise. Pour