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pourtant le seul moyen de savoir ce qu’il faisait et de le bien faire. Le réalisme échoua dans ses prétentions exclusives ; aussi, en ne l’adoptant qu’à moitié, Thoré n’a-t-il pas perdu l’occasion d’associer son nom à une victoire. Cependant, il est regrettable qu’il n’ait pas embrassé résolument la cause des réalistes ; il lui eût certainement donné un caractère qu’elle n’eut pas avec Castagnary, à qui manquaient l’instruction et la justesse d’esprit, ni avec Proudhon, plus logicien qu’esthéticien, et pour qui l’art était d’importance secondaire ; quant à M. Taine, il se tenait trop loin de la bataille et trop au-dessus d’elle pour exercer une action immédiate. Avec Thoré, le réalisme français aurait eu chance d’être rattaché aux causes historiques qui justifièrent plusieurs fois sa venue ; il n’aurait pas été incarné dans le seul Courbet, le plus incapable des peintres de fournir un chef d’école. Au lieu de cela, avec Castagnary pour critique et Courbet pour maître peintre, on verra ce que le réalisme pur représentait d’ignorance et d’erreurs.

Mais il faut prendre Thoré pour ce qu’il est, avec son mélange de bon et de mauvais. Comme ses livres, somme toute, renferment beaucoup de pages excellentes, il ne put manquer d’exercer en son temps une action utile, et, puisqu’il s’adressait aux mêmes lecteurs que Castagnary, il corrigea dans une certaine mesure l’effet de la critique purement naturaliste. Pour nous, outre ce que nous trouvons chez lui d’indications uniques sur les vrais moyens et le but propre de la critique d’art, outre ce qu’il nous offre de bons jugemens sur les artistes et de formules excellentes, il a le mérite de nous montrer les théories naturalistes dans leurs causes et leurs commencemens. Aussi la lecture de ses Salons peut-elle donner matière à une étude historique dont le but n’est pas en elle-même, mais qui, par les secours qu’elle procure pour une recherche plus importante, a son intérêt. Il reste à voir maintenant le réalisme dans l’affirmation confiante de son excellence et la négation de tout ce qui n’est pas lui. Grâce à Thoré, nous avons constaté son point de départ et nous avons démêlé la part de vérité qui légitimait, dans une certaine mesure, ses tentatives de réforme. Nous pourrons maintenant apprécier, outre l’écart qui existe entre les deux termes de la doctrine, les dangers qu’elle dévoilait en se précisant et le bonheur qu’eut l’École française de ne subir sa domination qu’en partie et pour un temps.


GUSTAVE LARROUMET.