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bien que nos seigneuries seraient uniques propriétaires de cette espèce de pirogue, et voilà que, de l’échelle du paquebot, un Grec sauta près de nous, puis un autre Grec, puis un grand coffre, enfin des femmes, des enfans, des couvertures, et des cages où il y avait des oiseaux…

À ce dernier coup, Kharalambos s’indigna, et, s’adressant au batelier :

— Tu n’es pas chrétien ! Nous t’avons donné un demi-medjid pour nous porter, et tu prends tous ceux-là, en même temps que nous. Comment t’appelles-tu ?

— Kostaki.

— Eh bien, Kostaki, je te jure par la Panaghia que jamais plus nous ne naviguerons dans ton bateau. Et, vous autres, vous n’êtes pas chrétiens, vous non plus. Ce que vous avez fait est digne des barbares.

Kostaki, philosophe et flegmatique, la cigarette aux lèvres, remuait nonchalamment ses avirons. Les autres passagers regardaient Kharalambos avec une expression presque attendrie, et lui répétaient patiemment, sans se mettre en colère :

— Voyons, frère, ne fais pas le sauvage ! (Vré, aderphé, un kamis ton agrio.)

Quand nous arrivâmes à la berge défoncée où s’accrocha la gaffe du batelier, nous étions tous fort bons amis.

C’est une opération très difficile, que de débarquer avec armes et bagages dans une ville de l’empire ottoman. Les douaniers turcs ne sont pas seulement, comme dans les autres pays, des percepteurs chargés d’alléger le plus possible la bourse des voyageurs ; ce sont aussi des censeurs fort tracassiers, qui ont la mission de rechercher si les valises des Européens ne recèlent pas quelque ouvrage matin, quelque journal injurieux, quelque livre dangereux, capables de porter atteinte à la religion de Mahomet et à la majesté du Commandeur des croyans. Le divan impérial a presque aussi grand’peur des imprimés que des armées moscovites. Un policier à mine de forban, vêtu d’une tunique déguenillée, où pendaient lamentablement des aiguillettes vertes, sortit d’une petite maison, devant laquelle un zaptieh[1] montait la garde, pieds nus, avec un fusil rouillé. C’était le douanier en chef, le deumhrukdji bachi. Il fit comprendre à Kharalambos, — car je n’entendais pas encore le langage des Osmanlis, — que nous étions obligés d’ouvrir nos malles. Très complaisamment, j’étalai par terre ma petite bibliothèque de voyage. Le deumhrukdji mit des

  1. Gendarme à pied.