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lunettes, et flaira successivement tous mes papiers. Le Mémoire de Fustel de Coulanges sur l’île de Chio ne lui inspira point d’inquiétude : Kharalambos lui fit croire que c’était un éloge de l’administration turque, écrit, en Occident, par un khodja des plus renommés. La Description de l’île de Chio, par Jérôme Justiniani, conseiller du roi Charles IX et son ambassadeur près du sultan Selim ; le Voyage dans le Levant, du sieur Paul Lucas, échappèrent à la censure, mais non sans de nombreuses explications, par lesquelles furent endormis les scrupules du pauvre homme. Mais un Strabon, un modeste et tout petit Strabon, édition Teubner, lui inspira des doutes. Il le retourna en tous sens dans ses grosses mains, le fit voir au zaptieh qui montait la garde, et déclara, malgré nos protestations, qu’il voulait le montrer à un lettré, pour savoir s’il pouvait en permettre l’introduction dans l’île. Puis, mis en défiance par l’innocent géographe, il manifesta l’intention de faire main basse sur tous mes papiers, y compris mes carnets et mes lettres.

Je me fâchai. Kharalambos se fâcha et traduisit ma colère dans le turc le plus expressif. Nous remontrâmes que la loi autorisait la saisie des livres imprimés, mais non pas des teffers (registres) et des mekhtoubs (lettres). Rien n’y fit. Nous voulûmes résister à cet acte arbitraire, défendre notre bien. Le zaptieh fit mine de nous repousser avec la crosse de son fusil. J’eus recours au grand moyen dont on se sert en pareil cas, et je criai que je me plaindrais à mon consul.

Le douanier parut quelque peu intimidé. Kharalambos profita de son hésitation, pour lui tenir le discours suivant :

— Comment t’appelles-tu, petit agneau ?

— Suleyman.

— Écoute, Suleyman-effendi, ce seigneur est puissant. Dans son pays, qui d’ailleurs est allié avec la Turquie, il est vizir. Si donc tu t’obstines à le molester, il peut t’arriver malheur à toi et à tes enfans. Car les Francs sont vindicatifs, et il est juste que ceux qui ont la force aient le désir de la vengeance. Ainsi, réfléchis bien à tes actions, et ne nous fais pas une de ces avanies qui attirent des malheurs sur les peuples.

Suleyman réfléchit un instant, maugréa quelques paroles inintelligibles ; puis, il déclara qu’il ne pouvait nous rendre nos papiers, mais qu’il s’engageait toutefois à ne pas y toucher avant l’arrivée des autorités. Pour couper court aux discussions inutiles, nous acceptâmes cette combinaison ; mais en exigeant du deumhrukdji-bachi toutes sortes de précautions, qui d’ailleurs ne parurent pas l’humilier. On apporta une chandelle, de la cire, et des