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et paisible se figure qu’il devient pacha, se sent devenir féroce et lubrique, rêve à des tueries terminées en orgies, à des carnages qui finissent en danses de femmes, le soir, sous la tente, près des ruines fumantes de la ville prise… Pendant ce temps, les Turcs, — je parle des plus enturbanés, — font venir des pianos à Stamboul, s’accroupissent sur des poufs expédiés de Paris par l’Orient-Express, raccourcissent le tuyau de leurs pipes, se pâment aux ritournelles de Miss Hélyett, traduites en turc, lisent Paul de Kock et rêvent d’une grisette sous une tonnelle à Billancourt.

Heureusement, si les hommes changent, le divin pays garde sa jeunesse et son éternelle sérénité. Je me suis assis, dans un petit café, près du port, et j’ai oublié qu’il y avait au monde des propriétaires costumés en mamamouchis, et des fils du Prophète, déguisés en concitoyens de M. Georges Ohnet. L’eau bleue, pénétrée de lumière, s’étale et chatoie, avec des plis lustrés et des cassures de satin ; elle est gaufrée de vieil or par le reflet des promontoires, moirée de vert par les caprices de la lumière, brodée d’argent par les fantaisies de l’écume. Le soir, quand le vent tombe, la mer apaisée s’endort ; elle a des teintes d’une douceur et d’une tendresse infinies, un bleu voilé et comme amorti, qui caresse la vue et la repose. À bout de l’horizon, la côte d’Asie étend sur le ciel chaud une large bande de carmin et de mauve.

Presque tous les soirs, j’allais avec Kharalambos boire du raki, chez un certain Kostas, dont le café, un petit kiosque bâti sur pilotis tout près du havre où s’amarraient les barques, était un belvédère fait à souhait, pour voir « s’effeuiller dans la mer, comme dit je ne sais plus quel poète arabe, les roses et les lilas du couchant. »

Kharalambos, malgré la vivacité de son intelligence, ne comprend pas toutes ces belles choses. J’essaie vainement de secouer, devant toutes ces merveilles, son flegme dédaigneux. Mes extases lui paraissent étranges ; et, par momens, je crois qu’il me soupçonne en secret d’un certain égarement d’esprit. Les Grecs n’ont pas, du moins à notre façon, le sentiment de la nature. Un jour que je faisais remarquer à M. Vlavianos, démarque d’Amorgos, la beauté de la mer en furie, il me répondit simplement : « c’est bien incommode pour voyager. » Pour les Grecs, une montagne est tout simplement une chose hostile, dure aux pieds, et qu’il faudrait raser de la surface du sol, avec beaucoup d’oques de dynamite. L’idéal de ces montagnards, que le sort a condamnés à vivre parmi les rocs, ne va pas au-delà d’un paysage sobre, avec des routes rectilignes, des jardins régularisés au sécateur, des villes percées de rues droites, et quelques collines basses, d’où l’on puisse dominer les alentours. Parler politique sur un trottoir, voilà ce qu’il faut