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quelques mandataires de la nation. Ces faits sont déplorables, ils ne sont pas nouveaux. On en retrouve de pareils tout le long de l’histoire, depuis ces Manieurs d’argent dont le curieux livre de M. Antonin Deloume raconte la prépondérance dans l’empire romain. L’éternelle plaie des sociétés riches vient d’être mise à nu ; si elle apparaît plus large et plus profonde qu’à d’autres époques, c’est qu’il faut de nos jours majorer tous les chiffres pour établir des rapports exacts avec le passé. Les convoitises et les déprédations sont proportionnelles à l’accroissement et à la diffusion de la fortune publique, à l’essor des entreprises industrielles, aux facilités et à la rapidité des transactions. Panurge avait, comme l’on sait, soixante-trois manières d’attraper de l’argent ; mettons hardiment que ses petits neveux en ont vingt fois plus, qu’ils sont vingt fois plus nombreux et prélèvent des sommes vingt fois plus fortes, puisque le numéraire est vingt fois plus abondant qu’au temps de Panurge. Cette manifestation chronique d’un mal vieux comme le monde n’aurait dû émouvoir que les masses irréfléchies ; pourquoi l’anxiété des gens calmes, instruits par l’histoire, est-elle si poignante et si justifiée ?

Parce qu’un accident vulgaire découvre la faiblesse incurable de notre organisme politique et social, ce que les médecins appelleraient sa misère physiologique. L’anarchie et l’absence de gouvernement ont apparu à tous les yeux ; et les moins attentifs discernent enfin les causes premières de cet état languissant.

Si les plus élémentaires notions de gouvernement n’étaient pas abolies, l’affaire du jour eût été liquidée suivant les traditions des sociétés bien régies. Le chef de l’État, qui doit être instruit de tout le premier, eût mandé individuellement les législateurs compromis ; avec la haute autorité de son caractère et de sa situation, il leur eût tenu à peu près ce langage : « Mon cher monsieur, vous allez me faire le plaisir de déguerpir sans bruit et de retourner poursuivre vos opérations dans la vie privée ; si je n’ai pas votre démission dans les vingt-quatre heures, je vous livre à la clameur publique. » Je crois qu’il n’aurait pas eu besoin de le répéter deux fois, s’il l’avait dit la première d’une certaine façon ; le nettoyage se serait fait sans affolement. Un préfet de police qui sait son métier procède ainsi chaque jour, dans les espèces moins graves, mais similaires, qui ne tombent pas sous le coup d’une loi. Admettons pourtant que le parlement soit seul juge de ses propres prévarications ; en l’absence de toute sanction pénale, la chambre ne pouvait constituer qu’un jury d’honneur, chargé de disqualifier moralement ceux de ses membres qui auraient trafiqué de leur mandat.