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en fait affluer en elle toutes les sources ; fraction qui, d’ailleurs, tient en sa main plus d’un ressort de l’administration publique. De l’autre, la faiblesse dans l’indigence : une multitude, l’âme ulcérée, toujours prête au désordre. » — Entendez-vous comme cette voix prophétique résume et commente la leçon des faits de ce matin ?

On ne découvre pas, dans les élémens officiels de notre vie publique, les freins que nous cherchons pour enrayer le positivisme souverain de l’argent. La science ? Ses conclusions les plus générales et les plus récentes appuient la pure loi de nature, l’écrasement du faible par le fort. L’éducation populaire ? D’impérieuses nécessités la font et la feront de plus en plus utilitaire. Reste ce qui fut la religion des Français du XIXe siècle, le rêve séduisant de 1789, les généreux principes promulgués par la Révolution. Je me garderai bien de rentrer dans les discussions stériles sur le fondement métaphysique de ces principes. Ils ont subi, chacun en conviendra, une évolution qui a singulièrement diminué leur valeur idéale. La belle et vague idole qu’adoraient nos pères, la Liberté, a été reléguée au-magasin des accessoires romantiques ; des avocats pressés de parvenir l’ont monnayée en petits dieux fétiches ; ils en ont fait ce que le plus fameux d’entre eux appelait « les libertés nécessaires ; » il oubliait de compléter la phrase : « nécessaires pour renverser tous les gouvernemens. » Notre conception des libertés publiques tient tout entière dans un aveu naïf de Prévost-Paradol : « L’essence du gouvernement parlementaire, écrivait-il, est d’ouvrir à l’ambition aidée du talent et aspirant au pouvoir un chemin si large et si droit, qu’on peut le suivre jusqu’au bout sans rien perdre de ce qui assure aux hommes publics l’estime générale. » Les champions des libertés ainsi comprises m’apparaissent comme de fanatiques joueurs d’échecs, qui soutiendraient qu’une seule chose est nécessaire au bonheur du peuple ; un bel échiquier, avec ses pièces au grand complet et une bonne règle du jeu. Le peuple ne se soucie guère de la partie où vous faites briller vos talens ; il n’y gagnera jamais les véritables objets de son désir, l’indépendance nationale, du pain assuré, et le contentement de l’âme. Bien plus, ces libertés de luxe sont devenues avec le temps des instrumens d’oppression, et, à certains égards, des rouages du nouveau mécanisme féodal.

Il y a quelque ingénuité et beaucoup d’injustice dans les accusations portées aujourd’hui contre le parlementarisme. La chose que ce nom recouvre chez nous ressemble au système parlementaire des classiques autant que le gouvernement du Grand-Seigneur. Où est la division sacramentelle des trois pouvoirs, ô Royer Collard ? Le législatif s’est substitué en tout à l’exécutif, réduit à la plus