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basse servitude ; il avait déjà empiété sur le judiciaire par les épurations ; comment il essaie maintenant d’absorber ce troisième pouvoir, c’est la question du jour. Et ce législatif vorace, concentré pratiquement dans une seule assemblée, ne laisse plus à la chambre haute qu’une humble fonction de satellite. Au surplus, la scolastique de canapé sur les limites des trois pouvoirs est absolument indifférente au peuple français de 1892.

La liberté de la presse était aussi l’un des articles du credo libéral. Maintenant, pour qui se fait une juste idée de cette puissance suprême et despotique, c’est la clémence de la presse qu’il faudrait implorer. Sur les transformations et le rôle actuel de l’esclave souveraine, qui commande toute notre vie politique et sociale sous la tutelle de la féodalité financière, on aurait trop à dire ; le sujet réclamé une étude spéciale, on y viendra quelque jour. Résumons en peu de mots l’essentiel. Il y a une colossale équivoque dans les rapports du lecteur et du journal ; par le fait d’habitudes très lentes à se modifier, le public continue de demander des directions de pensée à une grande usine industrielle. À ses débuts, le journal était une idée pure, l’arme coûteuse d’une cause politique ou littéraire. Par une évolution inévitable, il est devenu une branche florissante d’industrie. Chaque fois qu’une force neuve apparaît dans le monde, l’intérêt, ce premier mobile de l’homme, n’a pas de cesse qu’il n’ait capté cette force pour la faire servir à ses fins. Consciente de sa puissance, entraînée par l’utilitarisme universel, la presse s’est taillé une large place dans le nouveau monde féodal ; il n’est si petit sentier, si petit ruisseau, où elle n’ait multiplié les péages ; elle perçoit tribut sur tout ce qui vit, comme les barons entreprenans aux époques des grandes rapines. Je constate, je ne critique pas ; il entre dans la nature des choses qu’un être parvenu à l’apogée de sa croissance emploie sa force au mieux de ses intérêts. Toutes les souverainetés ont fait de même. Le dol commence quand le souverain frappe de la fausse monnaie, extorque plus que la dîme, empoisonne ses sujets avec des denrées vénéneuses. Beaucoup de gens rêvent aujourd’hui de ce mythe, un journal désintéressé, qui dirait toute la vérité, rien que la vérité. Rêve irréalisable peut-être. Imagine-t-on un potentat qui abolirait toutes les taxes, qui romprait avec toutes les familles princières, pour faire à part lui des expériences révolutionnaires ? Par cela même qu’il est un grand pouvoir, encadré dans une hiérarchie, enveloppé dans un réseau d’intérêts, chaque journal influent se sent condamné à un langage de convention, comme tous les personnages publics qui ont la responsabilité d’affaires importantes ; il est tenu de faire sa partie dans les mensonges