Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 114.djvu/919

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa nouvelle puissance : le socialisme a capté le courant d’idéalisme qui se reformait partout durant ces mêmes années. Une conspiration tacite, inconsciente, s’est nouée entre des gens que tout sépare, depuis le prolétaire qui se rue aveuglément contre la machine sociale jusqu’aux conducteurs patentés de cette machine ; la conspiration commence à la haine d’en bas et finit à la vague pitié d’en haut, elle réunit les efforts de l’homme d’action et les complaisances de l’homme de pensée, elle rapproche à leur insu tous ceux qui souffrent du vieil ordre de choses, tous ceux qui en jouissent et le méprisent ; par les chemins les plus divers, elle les pousse pêle-mêle au même but, but visé par les uns, redouté par les autres qui s’y acheminent quand même, inaperçu du plus grand nombre. Ainsi canalisé par le socialisme, et faute d’autre objet où se prendre, le courant de réaction idéaliste qui nous entraîne ressemble de tous points à celui de 1848 ; il est formé par les mêmes causes, les mêmes dégoûts, les mêmes protestations de l’âme vide. Mais, il y a quarante ans, la démocratie balbutiait, le monde issu de la Révolution avait encore confiance en lui-même ; la « folie rationnelle, » comme on l’a nommée, n’avait pas achevé sa démonstration d’impuissance. Le courant actuel trouve un lit mieux préparé, il vient battre des digues entièrement délabrées : plus général, plus impétueux, il rappelle à d’autres égards la débâcle du siècle dernier, quand toute une société se précipita dans l’inconnu, par lassitude ou par horreur de vivre sous les ruines d’un monde fini.

Le socialisme n’est pas seul à bénéficier des inquiétudes de nos esprits et de nos cœurs. Le troupeau errant des hommes s’est remis à tourner autour du vieux temple d’où il était sorti. Des lumières longtemps voilées se rallument dans ce temple. Avec défiance encore, mais avec une interrogation attentive, les passans se rapprochent, ils regardent ces clartés oubliées. Rentreront-ils en masse dans la maison de paix ? Y rentreront-ils avant que se produise un de ces grands effondremens qui ont toujours ramené l’humanité au souci de ses destinées surhumaines, alors que, suivant le beau mot de Ségur, « la terre lui manquant, elle s’appuyait du ciel ? » c’est le secret de Dieu. Mais lors même que l’action de l’Église retrouverait son ancienne efficace, elle ne s’exercerait plus pour protéger un ordre social qui n’a pas tenu compte de ses principes. L’Église se désintéresse visiblement de ce qu’elle sent condamné. D’un mouvement insensible et prudent, elle passe du côté des assaillans, elle se prépare à les recueillir après leur victoire, le jour où ils reconnaîtront leur impuissance à organiser le pays conquis. Déjà les plus hardis, parmi les ministres et les enfans de l’Église, essaient d’ébaucher l’alliance future, ils