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conventionnels de notre civilisation, ainsi que les appelle M. Nordau.

Tout ce qui précède eût exigé naguère de longs développemens. Je crois sentir qu’aujourd’hui les développemens ne sont plus très nécessaires. Le spectacle quotidien est si instructif, les idées ont fait si rapidement tant de chemin, qu’il suffit à l’écrivain de jeter un sommaire sur une marge : le lecteur écrit lui-même la page, avec la pensée de tout le monde. Si bref que l’on soit, on risque de paraître banal en exprimant ce qui fait le fond de tous les libres entretiens ; et c’est une bonne fortune ; en ce cas, banalité est synonyme d’unanimité dans le sentiment public. De même pour la suite de ces indications.

Nous avons fait le tour du donjon moderne : bâti sur le sable, chancelant faute d’étais solides, démantelé après moins d’un siècle, il est à demi abandonné par ses défenseurs hésitans. Comme le remarquait, il y a déjà dix ans, l’auteur de ce livre judicieux, le Problème de la France contemporaine, « la bourgeoisie est d’autant plus faible pour résister à la logique socialiste, qu’au fond elle n’est pas très certaine de sa propre légitimité, ni très sûre que le socialisme ne soit pas le vrai : entre ceux qui défendent l’ordre social en France et ceux qui l’attaquent, la différence, quant aux principes, est bien mince ; c’est à peu près le même droit, le même point de départ social, et très souvent les mêmes conclusions politiques. » — Aussi longtemps que le socialisme révolutionnaire, assaillant du donjon, l’attaqua avec ses seules forces et ses seules convoitises, l’assaut ne fut pas très redoutable. Mais un jour vint où beaucoup jugèrent la place compromise, sinon perdue : quand un gentilhomme prussien, peu suspect de tendresse pour le socialisme, le prince Carolath, put faire entendre à la chambre des seigneurs ces paroles mémorables : « Les socialistes ont séduit d’innombrables idéalistes. Ils déclarent qu’ils ont des tendances idéalistes : et, je suis bien forcé de le constater ici, nous sommes en train, en Allemagne, de perdre toute tendance idéaliste : nous sommes en proie aux faiseurs d’affaires et aux tripoteurs. » — Vrai pour l’Allemagne, ce langage l’est plus encore pour la France. À la même époque, un théoricien du socialisme, M. Benoit Malon, me disait avec beaucoup de sens : « Nous commençons à comprendre que nous avons fait fausse route avec nos revendications purement matérielles, et qu’il faut les vivifier par un principe moral, pour vaincre des adversaires dépourvus de principes. »

Je n’ai pas à m’étendre sur cette crue du socialisme, méthodique, irrésistible, qui tient l’Europe attentive depuis quelques années. Je veux seulement marquer le fait d’où découle tout entière