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qu’on les loue. J’y arrive pourtant. En qualifiant de classique l’opéra de M. Saint-Saëns, je ne prétends nullement que la raison y paralyse l’imagination, y étouffe la sensibilité. Au contraire, par Samson et Dalila, plus que par nulle autre de ses œuvres, par l’air de Dalila à la fin du premier acte, par le duo d’amour, par la scène sublime de la meule, le maître répond, et avec quel éclat ! à ceux qui l’accusent inconsidérément de sécheresse et de froideur. M. Taine a dit quelque part que l’art vit surtout de grands partis-pris. L’observation ne s’applique ni à tous les arts, ni toujours à l’art de M. Saint-Saëns lui-même (rappelez-vous Ascanio) ; mais elle convient parfaitement à Samson. Là se manifeste partout, dans la pensée et dans l’exécution, dans le fond et dans la forme, le parti-pris de la grandeur, et ce parti, ne le prend pas qui veut. Des quatre sentimens dont nous avons fait, en ces dernières années, des études successives : religion, amour, héroïsme, sentiment de la nature, les trois premiers sont ici portés à leur comble, et le dernier, s’il joue dans l’ensemble un rôle secondaire, y joue cependant son rôle. Quant aux autres, l’artiste en a pris non pas la fleur, mais le suc et la moelle. Il ne s’est point arrêté à la surface ni attardé aux alentours, parmi « cette infinité de petites affections et de petites circonstances qui accompagnent les passions de l’âme et qui en sont comme les satellites[1]. » Non, c’est à ces passions mêmes, à ce qu’elles ont de plus général, je dirais presque de plus abstrait et partant de plus profond, qu’il s’est attaqué, et il n’a point été vaincu.

Partout la grandeur apparaît : non-seulement dans les pages héroïques et religieuses, mais jusque dans les pages d’amour. L’admirable duo du second acte approche des plus grands, non-seulement par la taille, mais par l’intensité de l’expression. De quelle envergure y sont les mélodies, une surtout, depuis longtemps fameuse à l’égal des mélodies immortelles, et qui sur l’auditoire le plus récalcitrant fait toujours passer le frisson du sublime ! Par un privilège qui n’appartient qu’aux artistes de premier ordre, ce que l’âme a de plus chaleureux se concilie ici avec ce que l’art a de plus formel. M. Saint-Saëns a compris et fui le danger qui nous menace aujourd’hui. M. Renan le signalait naguère en écrivant : « L’art s’évanouirait dans le vague et dans l’insaisissable, le jour où il voudrait être infini dans ses formes comme il l’est dans ses conceptions. » Rien de plus juste : la conception de l’infini chez l’artiste ne se manifeste, et l’impression de l’infini ne se réalise chez l’auditeur ou le spectateur de l’œuvre d’art, que par le fini ou le défini de la forme. Mieux que pas un de ses contemporains, M. Saint-Saëns le sait ; chaque page, chaque mesure qu’il écrit en témoigne. Le frisson dont nous parlions tout à l’heure et qui secoue les foules, c’est, à n’en

  1. Perrault.