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l’époque où les clercs récitaient à leurs ouailles les « thèmes » de Nicolas de Gorham, ils adressaient à leurs supérieurs, à leurs confrères, à leurs amis et à leurs amies les pompeuses banalités (félicitations, condoléances, galanteries, etc.), que Pons le Provençal, Gui Faba et bien d’autres dictatures ont consignées dans leurs recueils. Les modèles de lettres pour toutes les circonstances de la vie et pour toutes les conditions de la société de Laurent d’Aquilée ont été goûtés par les mêmes gens qui utilisaient Jean Gobi, Thomas d’Irlande et Jean Halgrin. Ainsi l’art épistolaire et l’art oratoire sont morts, à la même date, de la même maladie.

Mais les genres littéraires sont soumis à des lois mystérieuses de transformation. Au moment où l’éloquence sacrée du moyen âge périssait, elle cessait justement d’être la forme unique de l’éloquence. Jusque-là parler, c’était prêcher. Ars prœdicandi, dit Henri de Hesse, est scientia docens de aliquo aliquid dicere. Il n’y avait pas, en effet, d’autre tribune que la chaire. La politique, qui est aujourd’hui une escrime parlementaire, se faisait jadis, non pas avec des mots, mais à coups d’épée. On plaidait, il est vrai ; les avocats ont-ils jamais chômé ? Mais ceux du siècle de saint Louis ne nous ont rien laissé d’eux. Le seul membre de leur confrérie qui ait sa notice dans l’Histoire littéraire est Jean d’Asnières ; il y figure comme ayant porté la parole en 1315, dans le procès d’Enguerran de Marigni ; encore de sa plaidoirie n’existe-t-il pas autre chose qu’un résumé, en trois lignes, dans les Grandes chroniques de Flandre. — Tout cela changea, cependant, à mesure que s’écoula cet étonnant XIVe siècle, qui laïcisa tant de choses. Le mouvement révolutionnaire de 1357 révéla en deux amis d’Etienne Marcel, Robert le Coq et Charles Toussac, un débater et un tribun de premier ordre ; l’éloquence politique naquit avec les premiers essais de gouvernement représentatif. Les registres du parlement de Paris ont conservé les noms et quelques reliques des grands hommes qui s’illustrèrent depuis l’avènement des Valois à la barre de cette compagnie ; l’éloquence judiciaire était assurément née, elle aussi, lorsque Guillaume du Breuil, Jean des Mares, Jean Pastourel, exerçaient au palais cette royauté de la parole dont s’émerveillaient les contemporains. Tandis que les prédicateurs s’enlisaient de plus en plus dans l’ornière d’une tradition condamnée, tribuns et légistes créèrent de la sorte, sur des terrains vierges, un art neuf. Mais cet art s’est exprimé dès l’origine avec les ressources de la langue vulgaire ; il ne nous appartient donc pas ; car notre curiosité doit se borner, et nous lui avons imposé, de propos délibéré, comme frontières extrêmes, celles de la littérature latine.


CH.-V. LANGLOIS.