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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 257

ront toujours à leurs mères et à leurs grand-mères par l’intérêt constant, passionné qu’elles prennent aux détails de la vie et à l’apparence des choses. De quoi qu’il s’agisse, il est dans le caractère des femmes d’attribuer plus d’importance à la forme qu’au fond, et comme le fond de la civilisation est de faire un cas infini de la forme, tout homme qui n’aura pas été en quelque mesure façonné par elles ne sera jamais qu’un barbare. Mais les violens chagrins aiment le désert, et il y a en eux une sauvagerie qui ne se laisse pas apprivoiser. Je ressentais des colères de Peau-Rouge quand j’assistais par hasard aux débats fiévreux de ces trois femmes sur la garniture d’une robe. Par momens, j’en suis certain, cette demoiselle qui se mariait par dépit avait tout oublié, jusqu’au nom, jusqu’au visage de l’homme qu’elle épousait, et sa seule préoccupation était le désir d’avoir, le jour de ses noces, une toilette irréprochable et d’obliger tout le monde à en convenir.

Cependant M me Brogues ne pensait pas uniquement aux robes de sa fille. Un des premiers jours de septembre, comme j’entrais au salon, je l’y trouvai seule, assise devant la cheminée, où flambaient quelques sarmens. Il avait plu le matin ; elle s’était mouillé les pieds en reconduisant M me de Morane, qui était venue la féliciter après tout le monde, et, tout en les séchant, elle lisait une lettre. À peine m’eut-elle aperçu, elle la déchira en quatre morceaux, qu’elle jeta dans le feu. Je n’attachai dans le moment aucune importance à cette lettre précipitamment brûlée ; mais je m’en souvins le lendemain.

Ce jour-là, M. Brogues rentra de meilleure heure qu’à l’ordinaire. Il me trouva me promenant sur la terrasse, où je m’étonnais de voir encore des roses : l’hiver avait séché mes plates-bandes, et ma vie n’était plus qu’un jardin défleuri. Je me sentais un tel poids d’amertume et de tristesse sur le cœur que je craignais de ne pouvoir soutenir mon rôle jusqu’au bout.

— Je n’ai qu’une chose à faire, pensais-je ; il faut que je parte et que je parte au plus vite.

— Que faites-vous donc là tout seul ? me dit-il de son ton le plus jovial. Venez fumer un cigare dans ma chambre.

Je me laissai emmener, jugeant l’occasion bonne pour l’informer de mon projet et obtenir de lui qu’il me laissât partir. Le mariage de sa fille le rendait heureux, et la joie le rendait communicatif et un peu loquace. Il me raconta quelques épisodes de sa jeunesse, les pas périlleux d’où son industrie l’avait tiré, ses bons et ses mauvais momens.

— Nous avons tous, ajouta-t-il, nos mauvais quarts d’heure à passer.

tome cxv. — 1893. 17