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258 REVUE DES DEUX MONDES.

— À qui le dites-vous ? lui répondis-je. Il s’en prépare un bien mauvais pour moi. Il faut que je vous quitte pour m’en aller à Paris, et je vous assure qu’il m’en coûtera.

Il se récria, il s’était flatté, disait-il, de me garder à jamais. Était-on mieux à Paris qu’à Mon-Désir pour écrire de beaux livres ? J’étais nécessaire au bonheur de sa vie et au bon ordre de sa maison ; Sidonie ne pouvait se passer de moi. Il me prodigua les complimens flatteurs, me remercia des grands services que je lui avais rendus, de l’heureuse influence que j’avais eue sur ses filles. Pourquoi m’en aller ? Avais-je à me plaindre de lui ? Je lui répondis que, conformément à nos conventions, j’étais resté deux ans dans sa maison, que je ne pouvais prolonger mon séjour sans compromettre ma carrière, que des amis haut placés me reprochaient de m’oublier dans les délices de Mon-Désir. Il était trop homme d’affaires pour ne pas comprendre celles des autres.

— Soit ! dit-il, en poussant un grand soupir. Mais quand donc pensez-vous nous quitter ?

— Demain ou après-demain.

— Oh ! par exemple, je m’y oppose formellement. Vous moquez-vous de moi ? Vous ne seriez pas des nôtres le jour où nous marierons cette petite sauvagesse que vous avez transformée en une jeune fille raisonnable et charmante ! Elle ne vous le pardonnerait de sa vie, ni moi non plus. Mon cher Tristan, vous la verrez avec ses fleurs d’oranger, et c’est vous qui la mettrez en voiture quand elle partira pour son voyage de noces. Jusque-là, je ne vous rends pas votre liberté. Tenez-vous-le pour dit, ou nous nous brouillons pour toujours.

Je n’insistai pas ; je craignais qu’il ne finît par flairer quelque mystère dans un départ précipité, qui aurait ressemblé à une fuite.

Nous fûmes interrompus par un domestique, qui annonça qu’une vieille femme, appelée Thérèse Mage, désirait voir M. Brogues. Il demanda ce qu’elle lui voulait ; le valet de chambre répondit qu’elle venait pour une affaire dont elle entendait ne parler qu’à lui.

— Faites-la entrer, dit-il.

Je me levais pour sortir, il me retint.

— Vous avez sans doute rencontré plus d’une fois Thérèse Mage, surnommée la Chercheuse. C’est une figure qui mérite d’être vue de près.

Cette vieille femme était une vraie nomade, qu’on ne retrouvait pas deux jours de suite dans le même endroit. Elle travaillait quelquefois dans les vignes, et passait pour une bonne lieuse. Le reste du temps, elle était sans cesse par voies et par chemins. Elle se chargeait dans l’occasion de porter des messages ; plus souvent