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cause. » Cette cause unique, c’est Dieu. Mais, si Dieu peut tout et fait tout, il n’y a plus qu’à dire : il est tout. C’est ce que va dire Spinoza.

On sait que Leibniz appelait le spinozisme un cartésianisme immodéré ; c’est plutôt un cartésianisme rétréci d’une part, et approfondi de l’autre. Ce qui est approfondi, c’est le côté intellectualiste ; ce qui est rétréci et même supprimé, c’est la part de la volonté. Pour Spinoza, la volonté en Dieu n’est pas autre chose que la nécessité même de son essence ; la volonté en l’homme n’est que la nécessité de son entendement. Dès lors, nous n’avons plus un monde « comme volonté et représentation, » mais seulement comme représentation : le réel et l’intellectuel sont identifiés, le cartésianisme est ainsi privé de son troisième « ordre. » Quant aux deux autres, pensée et étendue, il n’était pas difficile de les ramener à un seul : qu’est-ce que l’étendue, sinon un mode de représentation applicable à un des aspects universels de la réalité ? et qu’est-ce que la pensée, sinon la représentation même ? Nous sommes donc bien enfermés par Spinoza dans le monde de la représentation.

Le spinozisme est un long développement de l’argument ontologique, qui non-seulement trouve dans « l’essence » de Dieu « l’existence » divine, mais y trouve encore toutes les autres existences. Le rêve de Descartes est réalisé : le monde sort tout entier, par déduction, d’un seul principe, comme un théorème qui déploie la série infinie de ses conséquences. Le mécanisme universel, indépendant de toute finalité, produit tout ce qui peut être produit, détruit tout ce qui peut être détruit. « Cet être éternel et infini que nous nommons Dieu ou Nature, agit comme il existe, avec une égale nécessité. Or, comme il n’existe pas à cause d’une certaine fin, ce n’est pas non plus pour une fin qu’il agit. Cette espèce de cause qu’on appelle finale n’est rien autre chose que l’appétit humain. » Descartes a donc eu raison d’exclure du monde la cause finale : elle n’existe qu’en nous. Elle est notre désir même du bonheur, que la morale doit satisfaire en nous montrant la vraie béatitude dans l’amour intellectuel de l’Être parfait. La morale, c’est l’élévation de l’âme du pessimisme des passions à l’optimisme de la raison.

Avec Leibniz, la réaction commence. Il admet le mécanisme cartésien, il le reconnaît suffisant dans la physique, mais non plus dans la métaphysique, et il s’efforce de rétablir la finalité au fond même des êtres. Exister, ce n’est pas seulement être pensé ou penser, c’est agir, faire effort, désirer, tendre à une fin. Partant de ce principe, Leibniz rend la vie à la machine du monde. Mais il n’a pas toujours assez soin de séparer le point de vue de la science et le