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point de vue de la métaphysique. De là, chez lui, certaines doctrines scientifiques qui, par rapport à Descartes, rétrogradent. Leibniz se perd dans une analyse de la force qui nous ramène à la scolastique ; au lieu de réserver absolument et constamment toute notion de force à la spéculation métaphysique, il veut introduire cette notion dans les formules de l’algèbre en lui attribuant un sens autre que celui de pur symbole. Il veut même trouver dans les lois mécaniques du mouvement des lois de convenance et de sagesse ; il veut, jusque dans le monde visible, restaurer les causes finales. Scientifiquement, malgré ses grandes découvertes mathématiques, Leibniz revient en arrière.

Même au point de vue philosophique, il y a encore plus d’un recul. Cette unité fondamentale de l’être, que le monisme de Spinoza avait si admirablement établie, Leibniz la brise de nouveau, comme un miroir, en une pluralité de morceaux infiniment petits, d’atomes qui sont en même temps, chose incompréhensible, des points mathématiques et des âmes ! La prétendue activité de ces monades est d’ailleurs tellement déterminée par les lois d’un développement tout interne et par celles d’une harmonie éternellement préétablie, que leur « spontanéité » ressemble fort à la nécessité.

Le Dieu de Descartes, qui était avant tout une volonté infinie, par conséquent une puissance incompréhensible et impénétrable, pouvait encore se faire adorer en refusant de se laisser comprendre ; mais le Dieu de Leibniz, lui, qui est avant tout une intelligence, veut se faire comprendre pour se faire admirer dans son œuvre : il veut, l’imprudent, que nous disions comme lui : cela est bien. Par malheur, toutes les explications ne font que rendre le mal, sous toutes ses formes, de plus en plus inexplicable : le plaidoyer, loin d’absoudre, devient une condamnation : damnavitque deos. Si l’optimisme de Spinoza était déjà monstrueux, encore ne représentait-il point le monde comme moralement bon, mais simplement comme infini, complet et métaphysiquement parfait ; Spinoza ajoutait même que nos idées du bien et du mal, du beau et du laid, appliquées au tout, n’ont plus de sens, qu’il n’y a donc pas de fin morale à chercher pour l’Être en dehors duquel rien n’existe. À celui qui est tout le possible et qui fait l’être de tous les êtres, que demander de plus ? Il est ce qu’il est, et en dehors de lui il n’y a rien. Devant un optimisme de ce genre, on peut à la rigueur se résigner, — l’optimisme demande toujours une plus ou moins forte dose de résignation ; — mais, quand Leibniz vient nous dévoiler les plans divins et les voies divines, quand il veut moraliser le mal même ; quand il explique la damnation par la nécessité de ne pas compromettre la symétrie du monde et ses lois