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générales ; quand il nous dit que, « pour sauver d’autres hommes ou autrement, il aurait fallu choisir une tout autre suite générale ; » que « Dieu choisit le meilleur absolument, » et que, « si quelqu’un est méchant et malheureux avec cela, il lui appartenait de l’être ; » en entendant ce panégyrique blasphématoire on trouve que, devant le principe inconnaissable d’où tout dérive, il est une attitude plus digne que les cantiques de l’optimisme : le silence. Pour vouloir changer l’adoration en admiration, on ne réussit qu’à la changer en indignation.

La théodicée de Leibniz nous ramène à la vieille théologie. Elle est, elle aussi, un retour en arrière.

La vraie supériorité de Leibniz, c’est sa doctrine de l’animation universelle, qui aboutit à placer en toutes choses des perceptions plus ou moins obscures et des appétitions plus ou moins sourdes ; c’est l’infinité de l’étendue devenant une infinité de vie, de sensation et de désir ; c’est, enfin, l’évolution mécanique se changeant partout en une évolution psychique. Par là le cartésianisme n’est pas détruit, il est complété.

On s’imagine généralement que la philosophie du XVIIIe siècle n’est pas cartésienne, elle l’est au contraire d’esprit et même de doctrine, du moins pour tout ce qui concerne la connaissance de l’homme et celle de la nature. La théologie de Descartes a sombré, sa méthode subsiste, avec sa foi à la raison, à la science, à la puissance que la science confère, à la perfectibilité indéfinie de la science et de ses applications pratiques. C’est ce que M. Brunetière a excellemment démontré. Voltaire met à la mode la philosophie de Locke et la physique de Newton ; mais, qu’est-ce que la philosophie de Locke, sinon une combinaison de Gassendi et de Descartes[1] ? Locke reconnaît lui-même que les ouvrages de Descartes ont fait « briller à ses yeux une lumière nouvelle. » Il professe avec Descartes la réduction au mécanisme des qualités secondaires de la matière, — comme la couleur, — simples dérivés des qualités primordiales. En combattant les idées innées, c’est la doctrine même de Descartes qu’il soutient sans la reconnaître ; car il admet avec Descartes que l’esprit humain « peut infailliblement atteindre certaines vérités universelles par le seul exercice de ses facultés natives. » Il adopte la théorie cartésienne des esprits animaux. Il emprunte à Descartes toute sa démonstration de l’existence de Dieu. C’est parce que Locke s’inspire en même temps de Gassendi et de Hobbes qu’il deviendra l’origine d’un courant anticartésien. En psychologie, il

  1. Voir F. Thomas, la Philosophie de Gassendi. Paris, Alcan, 1889. — H. Marion, Locke, sa vie et son œuvre. Paris, Alcan, 1886.