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revendiquer, dans l’histoire humaine, les plus grands triomphes, c’est la première ; aujourd’hui la seconde, celle qui se réclame de la raison, lui tient tête victorieusement ; la troisième, elle, ne peut enregistrer que de timides tentatives et d’éclatans échecs. » Mais je crains ici que le traducteur n’ait un peu trahi l’auteur ; et ce que M. Gumplowicz a l’air de dire du fond de ces trois conceptions, j’ai quelque idée qu’il ne doit le dire, en réalité, que de leur succès littéraire ou philosophique. La théorie de la Providence a donc rencontré jusqu’ici de plus nombreux partisans et de plus nombreux défenseurs, de plus illustres ou de plus éloquens. Mais la théorie du progrès, depuis cent cinquante ou deux cents ans bientôt, s’enorgueillit d’en compter tous les jours davantage. Et quant à la théorie de l’évolution enfin, si ses disciples ont semblé se faire comme un jeu de la compromettre dans les pires aventures, c’est d’elle cependant que se réclame l’auteur de la Lutte des races, et c’est elle qu’il s’est proposé de rendre vraiment « scientifique. »

Pour cela, s’étant d’abord interdit toute espèce de spéculation, — théologique ou métaphysique, — négligeant même de discuter la question du libre arbitre, et s’enfermant pour ainsi dire entre les bornes de l’histoire, M. Gumplowicz s’est demandé quel était de tous les faits sociaux le plus constant, le plus universel, celui dont tous les autres ne sont que des « fonctions, » et il a trouvé que c’était la guerre. « L’histoire et le présent, dit-il, nous offrent l’image de guerres presque ininterrompues entre les tribus, entre les peuples, entre les États, entre les nations ; » et il ajoute : « Le but de toutes ces guerres est toujours le même, quelles que soient les formes différentes sous lesquelles ce but est visé ou atteint, et ce but, c’est de se servir de l’ennemi comme d’un moyen de satisfaire ses propres besoins. » Durus hic sermo : mais si la doctrine est dure, qui niera qu’elle soit sans doute plus vraisemblable encore ? Peuples ou nations, de quelque nom qu’on les appelle, n’est-ce pas la guerre qui les pose, comme dirait un philosophe, en les opposant à tout ce qui gêne leur expansion, tout ce qui limite leur indépendance, tout ce qui menace leur sécurité ? Les arts eux-mêmes de la paix, considérés dans leur essence, que sont-ils autre chose qu’une forme de la guerre, si, dans l’antiquité comme dans les temps modernes, que ce soient les Phéniciens qui l’aient jadis exercé en Grèce ou les Anglais aujourd’hui dans l’Inde, le commerce n’a toujours été que l’exploitation de la faiblesse ou de l’ignorance d’une race, par l’habileté, l’avidité, la cupidité d’une autre ? Mais que signifie encore, dans une même nation, et d’où procèdent, à quoi répondent, comment s’expliquent la