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subordination ou la superposition des classes sociales, si ce n’est par l’établissement effectif du pouvoir d’une population conquérante sur une population conquise, c’est-à-dire par un fait de guerre ? Et si l’on descend enfin jusqu’à la famille ou jusqu’à l’individu, qu’est-ce que la vie, sinon l’effort que fait chacun de nous pour persévérer dans son être, pour le développer, pour l’accroître, et, tout autour de lui, pour obliger ses semblables à se rendre les artisans de sa fortune, les instrumens de son pouvoir, la matière de ses plaisirs, ou, plus généralement et d’un mot qui dit tout, les moyens de son égoïsme ?

On reconnaît sans doute ici non-seulement les idées de Darwin ou de Malthus, mais celles aussi de Joseph de Maistre, et, à ce propos, — si nous avons négligé de signaler plus haut la ressemblance ou l’analogie de quelques-unes des vues de M. Gumplowicz avec celles d’Edgar Quinet, dans son Génie des religions, par exemple, ou de M. de Bonald, dans ses Recherches philosophiques, — nous ne saurions aller jusqu’à faire tort du plus éclatant peut-être de ses paradoxes à l’éloquent auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Du droit du génie sur les idées qu’il a popularisées par la beauté de la forme, c’est à Joseph de Maistre, en effet, qu’elle appartient, cette idée de la valeur ou de la signification mystique de la guerre, et les Darwin et les Hœckel, pour l’avoir laïcisée, ne lui ont pas ravi l’honneur de l’avoir aperçue le premier. L’ont-ils perfectionnée seulement, s’ils n’ont pas vu ce que l’extension du paradoxe à l’homme avait d’insoutenable, ou, l’ayant vu, s’ils n’ont rien fait pour en établir la légitimité ? Car « les loups ne se mangent pas entre eux, » comme dit le proverbe, et le proverbe a sans doute raison. Si la guerre est la loi du monde, elle ne s’exerce que d’une espèce à l’autre, — du tigre à la gazelle ou du vautour à la colombe, — et tous les hommes ensemble ne forment peut-être qu’une seule espèce. Pour établir l’universalité de la loi de la guerre, il fallait donc essayer de ruiner la doctrine de l’unité de l’espèce humaine, et c’est ce que M. Gumplowicz a en effet essayé de faire.

Il n’entre pas à ce sujet dans les discussions des anthropologistes, et il ne demande pas aux lois du métissage ou de l’hybridation la solution d’un problème historique. Mais il se borne à constater que, si la doctrine de l’unité de l’espèce a de nombreux et savans défenseurs parmi les naturalistes, la doctrine opposée, celle du polygénisme, n’en a ni de moins savans ni peut-être de moins nombreux. Il cite en exemple, pour les rassurer, à tous ceux qui redouteraient les conséquences morales de la seconde, le naturaliste Agassiz et le théologien Pfleiderer, puis, fidèle à sa méthode, il se restreint alors, pour traiter la question, aux seules