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éclairé plus d’une fois les profondeurs de la tradition ; et l’intelligence du passé n’est-elle pas d’abord au prix de cette résurrection ? D’autres historiens n’ont jamais séparé la notion de leur art de celle de son utilité pratique, et, Français ou Allemands, ils se sont crus chargés, en écrivant, d’entretenir le culte de la tradition. M. Gumplowicz les flétrit, si je puis ainsi dire, du nom d’Ethnocentriques. Ethnocentriques est dur. Mais fait-il attention que ces ethnocentriques, s’ils contribuent sans doute pour leur part à la formation ou au développement de la « race » dont ils sont, opèrent donc ainsi, comme des forces de la nature, dans le sens même de la philosophie de l’histoire, et combattent à leur manière le bon combat pour la domination ? Nous ne concevrons jamais que l’on ne tienne pas compte du point de vue français dans une histoire de France, ou du point de vue allemand dans une histoire d’Allemagne, et d’ailleurs, aussi longtemps qu’il continuera d’exister une Allemagne et une France, c’est ce qu’aucun historien ne pourra certainement concevoir. « Quand on écrit sur les maîtres de Ninive ou sur les Pharaons d’Egypte, a dit quelque part le fameux docteur Strauss, on peut bien n’avoir qu’un intérêt purement historique, mais le christianisme est une puissance tellement vivante, et la question de ses origines implique de si fortes conséquences pour le présent le plus immédiat, qu’il faudrait plaindre l’imbécillité des critiques qui ne porteraient à cette question qu’un intérêt purement historique. » L’imbécillité ! Décidément, ces Allemands sont terribles les uns pour les autres ! Mais Strauss, au fond, avait raison. Cette fausse impartialité, ce désintéressement théorique dont on voudrait faire la vertu maîtresse de l’historien, n’ont de lieu, pour parler le langage de M. Gumplowicz, qu’autant qu’on les applique à des processus de formation achevés et comme refroidis, l’histoire des rois Pasteurs ou la guerre du Péloponnèse. On se paie de mots quand on en croit pouvoir transporter la rigueur à l’observation de faits dont les conséquences ne sont pas encore épuisées. Et, pour preuve, combien serions-nous de Français qui prendrions intérêt à l’histoire de la Révolution ou d’Allemands à celle de la Réforme, si nous ne sentions pas bien que, de siècle en siècle et d’âge en âge, puisqu’il en sort des effets nouveaux, il faut aussi, de nécessité, que les idées que l’on s’en formait se modifient et se renouvellent ? Il n’est d’histoire que des choses vivantes, et tout le reste n’est qu’érudition.

Il n’en est aussi que des choses particulières, ou même individuelles, ce qui est justement le contraire de la définition de la science ; et, de ne voir dans l’histoire que la formation des races historiques, c’est en expulser, si je puis ainsi dire, le principe actif de son