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sacrifices ? La race étant en voie de formation, quels accidens, de quelle nature, l’ont peut-être un moment détournée de son but ? Quelle influence l’exemple de l’étranger a-t-il peut-être exercé sur elle ? ou comment enfin a-t-elle opéré son mouvement de concentration sur elle-même, et du Rhin jusqu’aux Alpes, ou des rives de la Méditerranée jusqu’aux bords de l’Océan, comment, dans un jour de victoire ou de défaite, peut-être, a-t-elle senti, comme un grand corps, le même sang couler dans ses veines et battre dans son cœur ? Si l’on se plaçait à ce point de vue pour écrire une histoire de France, elle ne serait pas sans doute la plus scientifique seulement, mais aussi la plus nationale. Mais si l’on appliquait ensuite la même méthode à l’histoire universelle, comme le voudrait M. Gumplowicz, qui ne voit ce que l’histoire y gagnerait d’intérêt et de clarté, de richesse dans le détail, de simplicité dans les grandes lignes, de profondeur dans les perspectives, et de mouvement dans sa suite ? N’y eût-il que cette indication dans le livre de M. Gumplowicz, c’en serait assez pour le remercier de l’avoir écrit.

Ce n’est pas maintenant que nous l’approuvions de tous points, et, au contraire, il nous reste à formuler plus d’une objection. Nous nous sommes contenté jusqu’ici d’exposer les idées de M. Gumplowicz et nous avons essayé d’en mettre non-seulement la nouveauté, mais la vraisemblance aussi dans tout son jour. Peut-être même a-t-il pu sembler que nous les taisions nôtres. S’il s’en faut de beaucoup pourtant, c’est donc le moment de le dire, et s’il se mêle dans ce livre, à de lumineuses vérités, plus d’un paradoxe, la matière est assez importante, et nous avons assez loué M. Gumplowicz, pour qu’il nous permette quelques observations.

Et d’abord, si l’histoire de la formation des races est sans doute, — comme nous venons de le dire nous-même, — un des objets les plus intéressans que l’historien se puisse proposer, pourquoi serait-il donc le seul, ou même le principal ? Lassé que l’on est d’entendre appeler l’histoire du nom d’art, et de la voir traiter comme tel, avec tout ce que ce nom lui seul suppose ou exige de perspicacité dans l’érudition, de bonheur dans le choix des faits, d’invention ou d’inspiration même dans le plan, et d’originalité dans la forme, on en voudrait faire une science, dont les conclusions tireraient, de la rigueur et de l’impersonnalité de sa méthode, une certitude analogue à celle des lois de l’histoire naturelle ou de la physiologie. Mais quel avantage y voit-on ? Si quelques historiens, ou plutôt quelques poètes, comme un Carlyle et comme un Michelet, en ne proposant d’autre objet à l’histoire que « la résurrection du passé, » l’ont sans doute plus d’une fois refaite au gré de leur imagination visionnaire, de quelles vives lueurs aussi n’ont-ils pas