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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 487

tort ou raison, elle était toujours sincère, et ses dissertations ne m’ennuyaient point ; la sincérité n’ennuie jamais.

Je réussis pourtant à l’interrompre et à lui demander des nouvelles du jeune ménage.

— Voilà six mois qu’ils sont mariés, lui dis-je. S’entendent-ils ? Votre père m’assure que tout marche à merveille.

— 11 aime à le croire, me répondit-elle en secouant la tête, et je me garde bien de le détromper ; ce n’est pas à dire que les choses aillent mal, mais elles pourraient aller mieux. C’est la faute de Niquette. Mon beau-frère est un homme excellent, distingué, un homme de forte vie intérieure.

C’était une de ses expressions favorites, et elle n’estimait que les gens qui ont une « forte vie intérieure. »

— Quand on le pratique, qu’on l’approfondit un peu, continuât-elle, on découvre qu’il sait beaucoup de choses. Tous les dimanches nous herborisons ensemble, ce savant botaniste et moi, et vous ne sauriez croire quel plaisir j’y prends. Je conviens qu’il a l’humeur grave, qu’il est peu démonstratif. Je suis persuadée que dans le fond il adore ma sœur ; mais elle trouve sans doute qu’il ne le dit pas assez ou qu’il le dit mal. Elle lui reproche sa froideur et de ne savoir ni se fâcher ni rire.

— Elle s’y prend mal pour le faire rire, lui dis-je. Reprocher à un homme qu’il ne rit pas est un moyen sûr de le rendre maussade.

— Il ne l’est jamais, et il ne tiendrait qu’à elle d’être dès aujourd’hui parfaitement heureuse. Mais elle a toujours été plus disposée à désirer ce qu’elle n’a pas qu’à sentir le prix de ce qu’elle a. Le mariage ne l’a pas mûrie aussi vite que je l’espérais, la métamorphose est lente à se faire. N’est-il pas souverainement déraisonnable de vouloir cueillir des oranges sur un pommier ?

11 lui paraissait tout naturel que les autres se contentassent d’un bonheur au rabais, elle était plus exigeante pour son propre compte, et je me disais que, si elle-même ne se mariait pas, c’est que non-seulement elle dédaignait les pommiers, mais qu’elle n’avait pas encore trouvé d’oranger dont les fruits lui semblassent dignes d’être offerts à une sultane. Je gardai ma réflexion pour moi, et je lui demandai comment vivaient ensemble la belle mère et la bru.

— Couci-couci, et c’est en cela surtout que Niquette se montre déraisonnable. Assurément cette Anglaise n’est pas toujours commode ; elle a de la raideur, de l’orgueil, beaucoup de préjugés ; mais après tout on peut s’entendre avec elle, et dès les premiers jours ma sœur n’a rien fait pour se concilier ses bonnes