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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 505

à qui je puisse montrer mon cœur et tout ce qu’il y a dedans. » C’est un avantage que vous avez sur moi, mais je n’en suis point jaloux. Vous êtes un ami sûr, et je puis tirer quelque profit de la confiance qu’elle vous témoigne. Dans ses entretiens avec vous, vous a-t-elle dit quelque chose que vous puissiez me redire sans indiscrétion ? A-t-elle contre moi des griefs qu’il me serait utile de connaître ? Je sais qu’elle me reproche de n’être pas gai. C’est la faute de ma destinée plus que la mienne. J’ai dû renoncer à des occupations que j’aimais passionnément pour faire un métier qui me plaisait peu. Un homme qui n’a pas pu ce qu’il voulait et qui a dû vouloir ce qu’il fallait, si purs que soient les motifs qui l’ont déterminé, se sent toujours un peu diminué dans sa propre estime. Une fois enfin, en me mariant, j’ai satisfait ma volonté, et à la longue mon humeur s’en ressentira. Vous pouvez lui en donner l’assurance, mais a-t-elle d’autres sujets de plainte ? me reprocher-elle d’autres défauts ?

Je me proposais de l’entreprendre un jour ou l’autre au sujet de sa mère et de lui représenter que certains devoirs sont inconciliables, qu’il ferait bien de chercher un prétexte pour quitter Beauregard, que M me Isabelle et sa bru ne vivraient en paix qu’à la condition de ne plus loger sous le même toit. Je remis cette explication à plus tard. Il paraissait si content depuis quelques jours que je me fis une conscience de troubler son bonheur, et je l’assurai que sa femme lui était fort attachée et ne se plaignait de rien.

Nous nous promenâmes quelques instans encore. Étonné d’en avoir dit si long, il était rentré dans le silence. Quand il eut fini son cigare : *

— Le bonheur ne se donne pas, murmura-t-il comme se parlant à lui-même, il faut le conquérir.

Et ayant levé les yeux au ciel, il s’écria de nouveau :

— Quelle belle nuit !

Là-dessus, nous retournâmes dans le hall, où l’on dansait le cotillon. Je crus apercevoir une place vide sur le sofa où M me Isabelle était assise. Je voulus être aimable, et je me faufilai jusqu’à elle. Quoique je ne fusse pas de ses amis, elle me récompensa de ma bonne pensée par un sourire fort gracieux.

— C’est bien à vous, monsieur Tristan ; vous venez désennuyer une vieille femme... Où est mon fils ?

— Nous nous sommes promenés tantôt dans le jardin, et maintenant il regarde valser sa femme.

— C’est un plaisir sur lequel il doit être blasé.

— Elle valse si bien !

— Si vous voulez savoir mon avis, elle valse et surtout elle polke