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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 515

vent à cheval dans les environs de Beauregard. Je le rencontrai deux fois à trois jours d’intervalle, comme je sortais du château. La première fois, il ne me vit pas ; la seconde, il me fit un salut fort poli, que je fus bien forcé de lui rendre. Malheureusement je devais retourner à Paris. M. Linois m’avait écrit qu’il était question de me donner une place de maître de conférences à l’École des hautes études, que ma présence était nécessaire, que les bons offices des amis ne remplacent pas les démarches personnelles. Il terminait sa lettre par ces mots : « Précepteur de jeunes filles, vous vous oubliez à paître vos brebis. » 11 fallait partir, et il m’était insupportable de penser qu’en mon absence l’ennemi qui rôdait autour des remparts tenterait peut-être de s’introduire dans la place. Mais il survint un second incident, et la situation changea de nouveau.

Il y a, dans les environs d’Épernay, au pied d’une colline, un joli endroit, rendez-vous du beau monde, nommé Saint-Martin, célèbre par ses eaux vives, ses verts ombrages et la fraîcheur de ses gazons. M me Isabelle nous avait proposé d’y aller faire un lunch le dimanche qui précéda mon départ et de dîner chez elle au retour. Le jour du Seigneur était le seul où son fils et M. Brogues fussent libres de se promener, et ayant peu vécu en Angleterre, de tous les articles du code des convenances le repos dominical était celui qu’elle observait avec le moins de rigidité.

Elle avait tout réglé, tout ordonné, sans que Monique y trouvât rien à dire ; désirant que son fils ne fût pas privé du plaisir d’herboriser, elle décida qu’il ferait la promenade à pied, accompagné de la fidèle Sidonie, par des sentiers dont ces deux botaniqueurs, c’était son mot, connaissaient tous les détours, que le reste de la société se rendrait à Saint-Martin par la grande route qui longe et contourne la colline. Elle nous fit monter dans son landau ; la calèche de M. Brogues suivait à vide.

La journée était belle ; on ne voyait pas un nuage à l’horizon, et les esprits étaient de la couleur du temps. Il semblait qu’on eût tout oublié, qu’on eût renoncé pour toujours aux coups de langue, aux coups de dent, aux coups de patte. La calculée douairière se montrait à l’ordinaire fort pacifique en présence de M. Brogues ; elle tenait à faire croire que, si sa bru l’aimait peu, il n’y avait pas de sa faute. De Beauregard jusqu’à Saint-Martin, il ne fut question que de place mens, de spéculations de Bourse. M me Isabelle en avait fait une dont elle était contente ; elle avait des fonds disponibles ; elle interrogea M. Brogues sur la meilleure manière de les remployer. Très entendue en affaires, elle n’avait pas besoin qu’on la conseillât. Quand elle se donnait l’air de consulter les