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gens, son seul but était de juger de leur capacité, et si leurs conseils ne concordaient pas avec ses propres idées, elle les tenait résolument pour des sots.

Nous étions arrivés à destination depuis dix minutes environ quand parurent les herboriseras, l’un grave et posé, Sidonie échauffée à la fois par la marche et par les trouvailles qu’elle venait de faire. Elle avait recueilli plusieurs variétés d’ophrys, que Monique consentit à admirer. Il est vrai que l’une ressemblait à une mouche, qu’une autre avait la forme d’une abeille aux ailes étendues, que la troisième était une véritable araignée, au gros corps mélangé de jaune et de brun. Il y avait là de quoi amuser ses yeux d’artiste, auxquels la plupart des petites fleurs qui intéressent les botanistes ne disaient rien. Elle poussa la complaisance jusqu’à écouter avec intérêt les explications de sa sœur, qui lui apprit qu’on a donné à ces plantes un nom grec signifiant sourcils, qu’en effet leurs sépales sont arqués et souvent garnis de poils, que ce sont des plantes herbacées, tuberculeuses, appartenant à la famille des orchidées, mais qu’elles diffèrent des orchis en ce que leur labelle se termine en éperon.

Après avoir examiné les ophrys, nous bûmes et nous mangeâmes. M. Brogues, Sidonie et son beau-frère s’étaient assis dans l’herbe, près d’une source. M me Isabelle, qui craignait les rhumatismes, préféra rester dans sa voiture, où je lui tins compagnie, ainsi que sa bru. Elle était occupée à dévorer son troisième sandwich, lorsque, au bout d’une allée à laquelle nous faisions face, Monique et moi, se dessina la silhouette d’un cavalier, qui se dirigeait de notre côté. M me Isabelle s’aperçut que nous regardions quelque chose ou quelqu’un, elle regarda à son tour ; puis, se retournant vers sa bru, elle lui dit tranquillement :

— Eh ! vous le savez bien, ma chère, c’est lui.

Cette provocation fit rougir Monique de colère. Elle ne répondit rien ; mais je crus que ses deux prunelles allaient se détacher de leurs orbites et comme des balles frapper sa belle-mère en plein visage. Le regard qu’elle lui lança était si terrible que M me Isabelle ne put le soutenir ; pour la première fois peut-être, elle perdit contenance, détourna la tête, après quoi elle recommença à manger son sandwich.

Je ne pouvais en douter, c’était bien lui. Il s’avançait au petit trot, et deux minutes après, il mettait pied à terre, attachait son cheval à un poteau et venait droit à nous. Notre rencontre était-elle fortuite ? J’avais peine à le croire, il ne faisait rien par hasard, et depuis j’ai eu lieu de me convaincre que, quand ses passions étaient en jeu, il avait au suprême degré le don de l’information.