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524 REVUE DES DEUX MONDES.

gination féconde de Sidonie... Eh ! oui, elle s’est fait enlever, elle est partie avec l’homme qu’elle aimait. Qui pourrait l’en blâmer ? Dans la société telle qu’on l’a faite, toutes les règles établies sont des devoirs de convention, tandis que le vrai devoir est de suivre la loi de son cœur. Ah ! quand je l’appelle ma pauvre mère, je devrais l’appeler mon heureuse mère. Elle a fait ce que son cœur lui disait de faire, et moi aussi, j’ai un cœur qui bat très fort. Dès demain, j’ouvrirai la cage et l’oiseau s’envolera.

— C’est trop extravaguer. Parlons raison, si vous le voulez bien.

— Mais je ne fais pas autre chose. J’ai profité de vos leçons, je méprise les préjugés, et je vous défie de me prouver par des raisonnemens sérieux que je ne suis pas libre de suivre les penchans de mon cœur. Me direz-vous avec Sidonie que mon grand devoir est de me respecter moi-même ? Je me respecte infiniment, et c’est pourquoi, comme ma mère, je revendique ma liberté.

— Et qui vous dit qu’elle ne regrette pas l’usage qu’elle en a fait ? Ètes-vous sûre qu’elle soit heureuse, qu’elle ait trouvé ce qu’elle cherchait, que, comparant tout ce qu’elle a perdu au peu qu’elle a gagné, elle ne s’étonne pas d’avoir acheté si cher un si misérable bonheur ?

— C’est vous qui extravaguez. Ma mère est parfaitement heureuse. Son image se présente souvent à mon esprit dans mes heures de contrariété, d’ennui et de chagrin. Je ne sais pas où elle est ; mais qu’elle soit à Paris, à Florence ou dans quelque villa solitaire, chaque fois que je pense à elle, je vois un homme agenouillé à ses pieds, qui lui dit : — « Je vous adore et je suis à vous pour la vie. » — Et voilà le bonheur ! Il n’y en a pas d’autre.

Elle avait élevé la voix par degrés.

— Mais taisez-vous donc ! lui dis- je. On pourrait vous entendre.

— Ce que je vous dis, reprit-elle, je le crierai demain à toute la terre.

Je me levai et je me disposais à sortir. Elle consentit à baisser le ton.

— Vous n’avez pas étudié la constitution anglaise, poursuivit-elle avec une douceur enchanteresse. Ma belle-mère vous l’a pourtant expliquée, et vous devriez savoir que, si elle est reine et maîtresse absolue dans son salon, j’ai le droit de tout dire dans le mien. Non, je ne me tairai pas, et vous m’ écouterez. Ma conviction sincère, la seule que j’aie, la seule qui, à l’avenir, réglera ma conduite, ma conviction, vous dis-je, est que mourir sans avoir aimé, c’est mourir sans avoir vécu, et je veux vivre, vous m’entendez, je veux vivre.

Un trouble profond s’était emparé de moi, et au lieu de raisonner avec elle : — « Si pourtant, pensais-je, si par miracle c’était toi qu’elle aimait, aurais-tu la force de lui remontrer que le seul