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ton bien-aimé va mourir ! » les librettistes l’ont conservé, et je leur en ai quelque reconnaissance. Mais je leur en veux, oh ! pas beaucoup, d’avoir imaginé le personnage de Sophie, la sœur cadette de Charlotte, d’avoir concédé au goût frivole du public, à la prétendue nécessité des contrastes, au cliché du rayon de soleil dans les œuvres sombres, cette fillette sautillante, babillante, cette Mlle Siebel aussi malheureusement éprise de Werther, que l’est de Marguerite le Siebel véritable. Autre défaut, et plus grave : le second acte fait longueur et pourrait être supprimé sans dommage pour l’action, qu’il ralentit ; pour la couleur locale, qu’il délaie ; pour le musicien, qu’il a médiocrement servi. Je n’en regretterais ni la séance au cabaret de Johann et de Schmidt, les deux compagnons dont le premier acte nous a dépeint assez la joyeuse et buveuse humeur, ni la franche et froide explication entre Albert et Werther, ni même le gentil alléluia d’amour de Sophie, ni le raisonnable et presque maussade duo de Werther et de Charlotte, ni enfin un air frénétique de Werther, sorte de pas redoublé, seule page vraiment fâcheuse de la partition. Du premier acte : la maison du bailli, retour de Charlotte et de Werther après le bal et causerie aux étoiles, aveu par Charlotte de ses fiançailles, et départ de Werther, on eût passé directement à l’acte troisième, qui serait devenu le second. Depuis des semaines, des mois même, Werther est parti ; Charlotte l’a supplié de ne reparaître qu’à Noël. Et Noël est venu ; nous sommes le 24 décembre ; Charlotte est mariée, et seule le soir elle relit les lettres de l’exilé. Vainement sa sœur essaie de dissiper sa tristesse et ses pressentimens ; la porte s’ouvre : c’est lui. Duo d’amour, vertueuse défense de Charlotte, qui s’enferme chez elle. Werther s’enfuit. Alors rentre Albert ; il voit Charlotte troublée, il va l’interroger, quand un messager paraît avec le fameux billet : « Je pars pour un lointain voyage. Voulez-vous me prêter vos pistolets. » Et sur l’ordre d’Albert, Charlotte elle-même les donne. Entr’acte symphonique devant un décor représentant la petite ville de Walheim par une froide et blanche nuit de Noël, et dénoûment conforme à l’esthétique du drame musical, laquelle exige impérieusement que le héros expire sous nos yeux et dans les bras de la bien-aimée. Ici encore, fût-ce en dépit des traditions ou des conventions, j’aurais souhaité le dénoûment exact du roman, par la mort sans phrases et solitaire.

Quoiqu’il en soit, Werther semblait un sujet prédestiné pour le talent de M. Massenet, ce talent fait surtout de passion un peu maladive et de délicieuse faiblesse. Au musicien de la Magdaléenne, d’Électre invoquant les mânes de son père, de la Troyenne regrettant sa patrie, il faut des héroïnes plutôt que des héros, ou du moins des héros féminins ; des âmes, non pas supérieures comme celle de Rodrigue, mais comme celle de Werther inégales à la vie, à la souffrance et au devoir. La