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conscience douloureuse de cette inégalité, voilà l’idée qui domine l’œuvre de Goethe et que M. Massenet a su traduire. Mais d’autres ont aussi leur rôle et chez le poète et chez le musicien : une surtout, l’idée ou plutôt le sentiment de la nature, de cet univers que Werther mêle à ses rêves, à ses désirs, à ses amours, et qu’il atteste encore au moment de mourir.

On pouvait craindre seulement, tant il devait trouver en lui d’attraits et de sympathie, que M. Massenet n’exagérât le personnage. Vous savez à quel point ce jeune homme est impressionnable (c’est Werther que je veux dire). Il lui suffit d’entendre Charlotte parler, fort judicieusement sans doute, du Vicaire de Wakefield, pour qu’il pense perdre connaissance. Au bal, il se sent « le cœur percé d’un coup de poignard » chaque fois qu’une indiscrète voisine se permet de prendre une des tranches de citron au sucre qu’il a préparées pour la bien-aimée. Et quand, à la fin de ce bal, Charlotte lui touche la main et, le regardant de ses yeux pleins de larmes, murmure : Klopstock ! «… je pliai, nous dit-il, sous le poids des sensations qu’elle versa sur moi en prononçant ce seul nom. Je succombai, je m’inclinai sur sa main en versant des larmes de volupté. Je relevai mes yeux vers les siens. Divin Klopstock ! Que n’as-tu vu dans ce regard ton apothéose ! » M. Massenet s’est gardé fort sagement de cette hyperesthésie ; il a poussé la passion chez son héros jusqu’au comble, mais pas au-delà. Quant à Charlotte, il a trouvé pour elle des accens qu’il n’a guère accoutumé de prêter à ses héroïnes et que celle-ci réclamait. J’avais peur de rencontrer désormais chez le musicien d’Esclarmonde plus de nerfs que de cœur, et que la sensualité, comme il arrive, eût pris le pas sur la sensibilité. Il n’en est point ainsi. Werther n’est pas un convulsionnaire, et vous pourrez surprendre quelque chose de troublé, mais rien de trouble, dans l’âme de Charlotte, la plus honnête petite bourgeoise allemande qui jamais ait résisté à la tentation.

S’il fallait caractériser la musique de Werther d’un mot, ou plutôt d’un nom, d’un exemple et d’une comparaison, cette raison la meilleure, en dépit du proverbe, c’est Schumann, je crois, que je nommerais ; le Schumann des lieder, de ces petites choses qui sont de grands chefs-d’œuvre ; Schumann, le maître des intimités et des tristesses allemandes. Si profonde fut la blessure faite au cœur de l’Allemagne par le coup de pistolet de Werther, et si lente à se guérir, que les poètes et les musiciens, les Heine et les Schumann, en saignèrent longtemps. Il semble que M. Massenet ait recueilli quelques gouttes, les dernières peut-être, de ce sang. Relisez les lieder, puis allez écouter Werther. Vous croirez entendre un écho, les harmoniques d’une note douloureuse. Le noyer de Schumann pourrait ombrager la maison du bailli ; quand passa le cortège nuptial d’Albert et de Charlotte, ils ont dû