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pensait que trop souvent à cette fugitive, dont le sort lui semblait enviable.

Je venais d’éprouver une émotion de surprise et de curiosité ; peu après, j’en ressentis une autre qui m’entra plus avant dans le cœur. L’omnibus qui me ramenait chez moi filait rapidement le long de la rue Royale, lorsque j’avisai sur le trottoir auquel je faisais lace un grand jeune homme, aux cheveux noirs, au teint mat, à la taille élancée, aux larges épaules, tenant à la main une canne à pomme d’ivoire, dont il caressait son menton. Il tournait en ce moment l’angle du faubourg Saint-Honoré, et après l’avoir entrevu de profil, je ne le vis plus que de dos, et l’instant d’après, je ne le vis plus du tout. J’avais senti bouillonner mon sang, et le feu de la colère m’était monté au visage. — Eh ! quoi, pensais-je, se serait- il délié de son engagement ? l’aurait il suivie à Paris ? -Cependant je me calmai bientôt. Le beau Ludovic était-il le seul jeune homme qui eût de larges épaules et dont la démarche et la prestance annonçassent un grand contentement de soi-même ? J’avais cru reconnaître mon ennemi dans un passant très inoffensif ; j’avais la berlue et le cerveau blessé, je voyais partout des Triguères.

Quand j’arrivai à l’Opéra, la représentation était commencée, et lorsque j’entrai dans la baignoire où j’étais attendu, Monique s’écria : — Enfin !

Elle était seule avec son chaperon. La plus jeune des demoiselles Gleydol ayant attrapé un gros rhume, on avait eu un cas de conscience à résoudre, et après de longues discussions, on avait décidé que sa sœur comme son institutrice garderait la chambre pour lui tenir compagnie, qu’on aviserait plus tard à les dédommager.

Je n’avais pas menti en affirmant à M me Brogues que j’aimais beaucoup la musique. Toutefois, pendant les deux premiers actes, j’eus de grandes distractions. Tantôt je pensais à une femme pâle, embusquée dans un fiacre et surveillant une porte fermée, qui ne s’ouvrait pas ; tantôt je fouillais des yeux la salle pour m’assurer qu’il ne s’y trouvait aucun jeune homme à l’air avantageux et aux larges épaules ; j’en découvris plus d’un, et j’inférai de là que M. de Triguères était un échantillon fort remarquable d’une espèce assez commune, que ce n’était pas lui que j’avais vu de profil d’abord, puis de dos. Plus souvent, je regardais Monique à la dérobée ; je contemplais avec mystère ses cheveux ornés de fleurs, les ondulations de son cou, les perles de son collier, et je reprochais à l’orchestre d’être trop bruyant. N’était-ce pas assez d’un violon, d’une flûte et d’un hautbois pour accompagner le bonheur discret d’un pauvre homme qui rêvait quelquefois, mais ne deman-