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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 733

dait rien et qui avait juré de se contenter toujours du peu qu’on lui donnait ?

Quand le rideau tomba, Monique se retira dans le fond de la baignoire. Je m’assis auprès d’elle, et je lui demandai si Méphistophélès lui avait plu, si c’était bien là le diable tel qu’elle aimait à se le représenter.

— Oh ! point du tout, me répondit-elle, et qu’on l’appelle Méphistophélès, Belzébuth ou Satan, ce n’est pas à ce diable -là que j’ai affaire.

— Et quelle figure a-t-il, ce diable auquel vous croyez ? Vous n’avez jamais voulu me le dire ; expliquez-vous une fois pour toutes.

— À quoi cela vous servira-t-il ?

— A mieux comprendre celles de vos paroles et celles de vos actions qui me plaisent le moins. Voilà deux ans et demi que je vous étudie, et je vous étudierai jusqu’à ce que je vous connaisse à fond et pour toujours. C’est la science qui m’intéresse le plus ; je la fais passer avant l’arabe et la philosophie.

— Vous vous moquez de moi, vous ne saurez rien.

— Vous m’avez dit que depuis quelques jours j’étais tout à fait gentil ; soyez complaisante.

— Soit, écoutez-moi. Le diable auquel j’ai affaire et que je vois souvent dans mes rêves m’apparaît comme une jeune femme, et cette jeune femme tout à la fois me ressemble et diffère beaucoup de moi. Elle a mon visage, mes yeux, ma bouche ; mais ce visage a une beauté sinistre, ces yeux jettent des éclairs, et sa bouche a été faite pour dire des choses que je ne sais pas dire.

— Je ne comprends pas encore.

— Mon Dieu ! ne vous arrive-t-il jamais de vous dédoubler, de vous sentir deux ? N’y a-t-il jamais en vous quelqu’un qui dit non, et un autre qui dit oui et qui vous force à vouloir ce qu’il veut ? Je suis souvent deux, et ce que j’appelle le diable, c’est l’autre. Livrée à elle-même, M me Louis Monfrin, née Monique Brogues, est de son naturel une petite personne assez raisonnable, disposée à accepter tel qu’il est le monde où elle vit, sa situation, le sort qui lui est échu. Si elle a une belle-mère odieuse, elle a en revanche un mari facile à vivre, elle habite une maison assez confortable, elle a quelque talent pour la peinture, et cela pourrait suffire à son bonheur. Mais l’autre Monique Brogues, celle que j’appelle le diable, n’est pas aussi accommodante. Elle a des désirs violens, des passions étranges, que je ne connaissais pas, avant de m’être liée avec elle. Je crois que lorsque je suis née, elle avait déjà vécu, et que dans ce temps-là elle avait des royaumes à gouverner, que sa seule occupation était de se faire servir et adorer, et que les gens comme les choses pliaient sous ses caprices, ou bien encore