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738 REVUE DES DEDX MONDES.

monde ? Vous voyez la scène, M me Cleydol brusquement écartée, votre élève chérie poussée de force dans la chaise : elle appelle au secours, un bâillon étoufïe ses cris, elle s’évanouit, on lui fait respirer des sels, elle ne recouvre ses sens que pour se trouver seule à seul avec un tendre et audacieux ravisseur. C’est ainsi que cela se passait autrefois, et cela peut se passer encore. Vous n’y avez pas songé. J’avais offensé votre amour-propre, je ne sais comment, car c’est à votre orgueil que j’attribue tout ce qu’il y a parfois de bizarre dans vos procédés. Plus j’étais en danger, plus vous deviez vous attacher à mes pas, et vous m’avez plantée là, et si on ne m’a pas enlevée, si je me trouve aujourd’hui encore dans une pension paisible, où il n’arrive jamais rien, ce n’est pas à vous, mon gardien naturel, que j’en suis redevable. Mais ce n’est pas le seul péril que j’aie couru. Cet après-midi, M. de Triguères a demandé à nous voir. Heureusement, nous étions absentes. M me Gleydol l’eût sûrement reçu ; il lui est resté dans l’esprit, au sujet de la généalogie de M. le président du tribunal de commerce de Reims, certains nuages que ce jeune homme peut seul éclaircir. Que ne venez-vous expliquer à mon chaperon qu’il y a des gens qu’on ne reçoit pas ? Vous êtes quelquefois très éloquent.

« Autre imprudence plus grave encore. Voilà plusieurs jours que vous me boudez, et, quand on me boude, je me pique au jeu, je boude à mon tour, je rentre dans ma coquille, vous ne savez plus rien, et c’est le diable qui en profite. Vous m’avez contrainte à vous expliquer nettement quel est ce diable auquel je crois, et je vous ai dit que c’était l’autre, Eh bien, s’il y a quelqu’un qui puisse gêner, embarrasser, intimider l’autre, c’est vous, et si vous m’abandonnez, l’autre fera des siennes. Prenez-y garde, ne me laissez pas tête à tête avec l’autre,

« Celle qui vous dit tout. »

Ce sermon en deux points me fit faire beaucoup de réflexions, les unes agréables, les autres inquiétantes. Il m’était doux de penser que mes bouderies la chagrinaient, qu’elle avait peine à se passer de son confesseur. Mais c’était peu de chose que de la confesser, j’aurais voulu l’amender, diriger cette conscience flottante, et je sentais qu’en pareil cas, les prêtres ont de grands avantages sur les philosophes, qu’ils disposent de moyens qui n’étaient pas à mon usage. Pouvais-je lui faire peur de l’enfer ? Il aurait fallu commencer par y croire, et les panthéistes n’y croient point : le grand Tout est un Dieu qui quelquefois maltraite, tourmente ou favorise ses créatures, ce n’est pas un Dieu qui châtie et qui récompense. Et quand je lui aurais parlé de l’étang de feu et de soufre, cette péni-