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750 REVUE DES DEUX MONDES.

— Et pourquoi ne la portez-vous pas ? deminda audacieusement Monique.

Sa mère baissa les yeux et ne répondit point.

Nous déjeunâmes dans un cabinet particulier. De la fenêtre, qui était restée ouverte, le regard embrassait toute la vaste étendue du Champ de Mars, ses palais, ses dômes, ses fontaines jaillissantes et ses drapeaux flottant au vent. Monique aimait à se mettre à l’aise, elle ôta son chapeau. Ses cheveux s’étaient dérangés ; M me Brogues lui ofïrit de la recoiffer. Après avoir raffermi un chignon chancelant avec une épingle qu’elle tira de ses propres cheveux, s’armant d’un petit peigne de poche, elle remit en ordre des boucles follettes qu’elle refrisa en les enroulant autour de son doigt. Elle s’acquittait de ce travail avec un visible plaisir, les yeux de velours jetaient de nouveau des étincelles. À Mon-Désir, non-seulement elle s’intéressait aux toilettes de ses filles ; dans les grandes circonstances, elle s’était amusée plus d’une fois à les coiffer de sa main. Elle se sentait reportée dans un passé lointain, qu’elle avait cru haïr, qu’elle regrettait peut-être. La passion et l’habitude sont les deux grandes puissances qui se partagent le gouvernement de notre vie ; l’une fait beaucoup de bruit, l’autre est silencieuse comme une ombre. Mais on a beau dire que les habitudes ne sont pas des passions, quand on les a perdues et qu’on les retrouve, elles ont pour nous tout l’attrait d’un péché de surprise.

Pendant le repas, la conversation ne languit point. Toutefois, il semblait qu’on pelotât en attendant partie. Quelque désir qu’on eût de part et d’autre d’aborder les explications délicates, M me Brogues, au moment décisif, détournait le propos ou se taisait pour écouter des guitares espagnoles qui jouaient des airs de danse dans un pavillon voisin. Elle attendit jusqu’au dessert ; alors rassemblant son courage :

— Donne-moi donc des nouvelles de Sidonie.

— J’en ai reçu l’autre jour, elle va très bien.

— Elle doit tenir à merveille le ménage de son père. J’étais une maîtresse de maison un peu négligente, et il a gagné au change. J’avais tort, les petits devoirs sont quelquefois très ennuyeux, mais le temps qu’on leur consacre, on ne remploie pas à rêver. C’est une heureuse fille que ta sœur ; elle mourra sans avoir connu les tentations.

Puis, comme confuse d’en avoir trop dit :

— Il faut que je vous quitte. J’ai une leçon de musique à donner dans une institution religieuse de la rue de Sèvres.

— Vous en êtes réduite à donner des leçons de musique 1 s’écria sa fille avec effarement.