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758 REVUE DES DEUX MONDES ;

Elle prononçait un réquisitoire en forme, lui rappelait sans doute la Tunisie et l’Égypte, tout ce qu’elle lui avait sacrifié, ses bontés, ses complaisances, et la noire trahison dont il les avait payées. Il essaya cependant de lui répondre, de plaider les circonstances atténuantes ; ses excuses ne furent point acceptées, ses misérables argumens étaient comme balayés par cette éloquence de femme dont le torrent coulait à grand fracas et emportait tout sur son passage. Quand elle eut fatigué sa colère, il haussa un peu le ton et parvint à se faire écouter ; peut-être lui donnait-il de meilleures raisons. Je crus m’apercevoir qu’elle faiblissait par degrés, que ses ripostes étaient moins vives, sa résistance plus molle. Il se fit une pause ; selon toute apparence, les larmes étaient venues, et lui-même s’attendrissait, il ne plaidait plus, il avait des accens de tendre supplication, et bientôt je n’entendis que de sourds chuchote mens. Je suis certain qu’il s’était agenouillé devant elle, qu’il prodiguait les sermens, les protestations. Peut-être était-il sincère ; peut-être s’était-il laissé reprendre par cette femme dont il disait autrefois qu’elle avait un corps de chatte et une crinière de lionne. Il s’était souvenu des heures passées dans des jardins pleins d’orangers, et il savourait d’avance avec un nouvel appétit le regain de joies que lui promettaient les grands yeux tristes.

Tout à coup, la porte de ma bibliothèque s’ouvrit, et bientôt après, celle de l’appartement ; ils étaient partis ensemble. Je m’avançai sur mon balcon, je les vis traverser le trottoir. La voiture de louage qui avait amené M me Brogues l’attendait ; M. de Triguères s’approcha du cocher, lui régla son compte, le renvoya. Puis, ayant ouvert la portière de son coupé, il y fit monter la femme abandonnée. Il me sembla qu’en ce moment son attitude était humble, qu’il avait l’air d’un petit garçon et qu’elle était une très grande dame. Quoique les choses eussent tourné tout autrement que je ne m’y étais attendu, je me sentais délivré et vengé.

— Oui, elle l’a repris, pensais-je, et cette fois, instruite par l’expérience, elle saura peut-être le tenir, jusqu’au jour plus ou moins prochain où elle se donnera à Dieu, car c’est ainsi qu’elle doit finir. Ses yeux le disent, et ils disent aussi que plus elle aura péché, plus la grâce abondera.

J’avais promis à Monique que je lui ferais un rapport fidèle ; je courus chez elle pour lui tout raconter. Je la vis pâlir en m’ écoutant et rougir tour à tour ; sa figure exprima successivement la surprise, la stupeur, l’indignation, le chagrin. Quand j’eus achevé :

— Elle me l’avait pris, s’écria- t-elle avec un frémissement de colère ; qu’elle le garde !

Elle portait à son poignet le bracelet que sa mère lui avait donné ;