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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 759

elle fit un mouvement pour l’en arracher ; mais aussitôt, s’étant ravisée, elle dit en changeant de visage et de voix :

— La vie est si triste et si laide que de tous nos sentimens la pitié est peut-être celui qui nous trompe le moins.

À peine fus-je rentré dans mon cabinet de travail, on sonna de nouveau. Cette fois, c’était l’abbé Yerlet. Il avait mis peu de hâte à venir me voir ; il arrivait par le chemin de l’école, après s’être arrêté longtemps au Champ de Mars. Heureusement je n’avais plus besoin de lui ; je me hâtai de l’en informer, et mon discours l’édifia médiocrement et ne le réjouit point.

— Tant mieux pour vous ! me dit-il avec un peu de dépit. On se trouve toujours bien de faire soi-même ses affaires.

— Homme mystérieux, m’avouerez-vous enfin que vous aviez deviné dès le premier jour le nom du ravisseur de M me Brogues ?

— Dans une nuit d’orage, me répondit-il, comme je revenais de visiter un malade, j’avais vu passer en voiture à quelques pas de moi un jeune homme que je croyais à Nice, et je l’avais reconnu à la lueur d’un éclair. Quand je lui fis prendre l’engagement qu’il n’a pas tenu, je lui déclarai que, s’il persévérait dans ses mauvais desseins, je vous ferais part de mes soupçons, qui étaient des certitudes. Il ne s’était pas ému de ma menace, à ce qu’il paraît. Il me connaît de vieille date. Assurément je ne lui devais pas le secret, mais tout ce qui ressemble à une trahison me fait horreur.

— Est-ce une pierre que vous lancez dans mon jardin ?

— Peut-être, monsieur le dresseur de guets-apens ! J’emmenai mon cher ennemi dîner à la rue de Tournon, dans le

meilleur restaurant du quartier ; mais je ne réussis pas à l’égayer. Nous revînmes chez moi pour prendre le café ; Sidonie m’avait enseigné sa manière de le préparer, et sa méthode était la bonne. Nous le bûmes dans de jolies tasses de porcelaine de Chine, autre présent de Monique, et nous avions sous nos pieds le tapis des Indes, que l’abbé ne put s’empêcher d’admirer. Désormais elle était partout dans mon humble demeure.

— Je me suis fait expliquer depuis peu, me dit-il, ce qu’il faut entendre par l’impressionnisme dans les arts. Il y a aussi une morale impressionniste, et c’est la seule qui soit à l’usage de vos jeunes filles modernes. Bonnes ou mauvaises, leurs impressions sont leurs oracles, elles n’en connaissent pas d’autres.

— Vous seriez moins injuste si vous disiez qu’elles n’ont foi qu’aux expériences et qu’elles ont le goût d’expérimenter. Prenons-en notre parti, le dogmatisme a fait son temps ; de plus en plus il faudra remplacer les leçons de morale par des leçons de sagesse, et l’enseignement doctrinal par des leçons de choses. Ce qui décide des penchans de la femme, de son caractère, de sa destinée, c’est