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762 REVUE DES DEUX MONDES.

l’exquis plaisir de nous raccommoder. L’art et l’amitié, la sainte amitié et l’art, c’étaient les seuls biens véritables ; hors de là, il n’y avait qu’en nuis, déconvenues, déceptions.

Elle m’ouvrait la porte d’un paradis, je refusai résolument d’y entrer. Je ne m’étais jamais imposé un plus violent effort de volonté et de raison, car sa voix et ses yeux m’ensorcelaient.

— Votre plan est délicieux, lui dis-je froidement ; par malheur, c’est une pure extravagance.

— Et qu’y trouvez- vous d’extravagant ?

— Vous avez oublié un détail ; vous ne vous souvenez plus que vous êtes mariée, en puissance de mari. Entendez-vous vous séparer légalement de M. Monfrin ?

— Dieu m’en garde ! dit-elle. Mon mari est un trop honnête homme pour que je pusse plaider en séparation avec quelque espoir de persuader mes juges ; ils traiteraient de puérilités les griefs que je puis avoir contre lui. Non, je ne romprai point avec cet homme de bien. Mon appartement sera assez grand pour qu’il y loge à l’aise quand ses affaires l’appelleront à Paris, ou qu’il lui viendra la fantaisie de me voir. Peut-être aussi irai-je quelquefois le chercher à Épernay. Vous vous trompez bien sur mes intentions. J’entends convertir M. Monfrin à mes idées, je ne ferai rien sans son aveu, et tenez, je lui ai écrit à ce sujet ; lisez et jugez.

Elle me montra une longue lettre qu’elle avait écrite le matin même ; elle lui faisait part de ses beaux projets, et jamais on ne débita de pareilles extravagances dans un style si clair, si net et si limpide.

— Que pensez- vous de mon épître ?

— C’est un chef-d’œuvre de composition, qui fait honneur aux leçons que j’ai pu vous donner ; mais plus tôt vous la brûlerez, mieux cela vaudra.

— Pourquoi donc ?

— Parce que M. Monfrin, s’il venait à la lire, s’occuperait le jour même de vous faire enfermer.

— Ah ! çà, raisonnons un peu, poursuivit-elle. Pour que mon mari s’opposât à mon projet, il faudrait qu’il me détestât ou qu’il fût très épris de moi. S’il m’aimait, il ne pourrait se passer de ma société ; s’il me détestait, il tiendrait à me faire souffrir en m’imposant la sienne. Mais il n’a pour sa femme ni amour ni haine, ni rien qui ressemble à une passion violente, bonne ou mauvaise, et partant il s’arrangera facilement de ne me voir que de loin en loin.

Gomme j’ouvrais la bouche pour lui répondre, elle me la ferma en me donnant à lire toutes les lettres qu’elle avait reçues de lui