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l’éternel mystère proposé à l’homme, l’âme de notre siècle exprime son angoisse avec une sincérité digne de la renaissance florentine, lui est un thème préféré de gouaillerie plate, dans ce goût, par exemple : « M. Gustave Moreau, artiste peintre, âgé de deux Salons, fit un Œdipe, et ne sut pas rester à l’état de sphinx. » Devant Salomé et Hercule et l’Hydre de Lerne, il passe dédaigneusement : « Idées d’illuminé, exécution d’illuminé : ces choses échappent à des compréhensions aussi vulgaires que les nôtres. » Grâce à la réputation grandissante du peintre, il en vient à faire cet aveu, peu digne d’un critique, et négation de son premier devoir, qui est, non pas de subordonner les œuvres à ses théories, mais de tirer ses théories des œuvres : « M. Gustave Moreau est un peintre intéressant pour tous ceux qui admettent qu’en art la fantaisie, libre et sans frein, peut primer impunément la réalité objective ; mais ceux qui pensent au contraire que le monde extérieur est tout et que la vie seule a des charmes attachent peu d’importance aux élucubrations de M. Gustave Moreau. »

Je cite ces jugemens de Castagnary, parce que les deux maîtres ainsi traités sont également adoptés aujourd’hui par la critique et l’opinion, par les délicats et le grand public. Ce qu’il dit de Meissonier nous fournit un exemple du même genre : « Voilà longtemps que son art funeste pèse sur la conscience publique, qu’il dégrade le goût français. » Il y a deux pages de ce style, pour arriver à cette conclusion : « Grand Meissonier, dit la réclame ; petit, très petit Meissonier, dira l’histoire. » Sur la peinture de M. Gérôme, il est amusant. Au fond, il ne peut se défendre de quelque estime pour cet art où la précision de la facture fait ressortir la conception neuve des sujets ; il le nie, cependant, et tout entier, avec une insistance rageuse. C’est que M. Gérôme fait de l’histoire. La tranquille conviction du peintre, peut-être aussi ses boutades connues, jettent le critique dans une fureur bavarde. « C’est un homme fini, » disait-il en 1872 ; mais l’artiste survit à cette sentence, et, en 1876, Castagnary, le voyant toujours debout, trouve à son sujet cette formule : « M. Gérôme n’avait pas osé reparaître au Salon, depuis que la fantaisie du jury avait infligé à son talent soigneux et propret la disproportion énorme d’une grande médaille d’honneur. Cette année, il se risque, croyant la chose oubliée et les rires terminés. » Il s’acharne après M. Hébert, parce qu’il prend ses modèles à Rome, après Cabanel, parce qu’il choisit dans la réalité élégante, après Delaunay et M. Bonnat, parce qu’ils sont romains, après Fromentin, parce qu’il aime l’Orient. Le seul M. Henner trouve grâce devant lui, mais, les sujets qu’il accepte chez lui, il les condamne chez les autres.