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chevalet, l’histoire conservait ses privilèges de haute inspiration. Meissonier ne serait qu’un peintre très habile sans 1807 et 1814 ; M. Gustave Moreau renouvelait les fables mythologiques par un sens profond du symbolisme et du mystère, joint à une délicate et forte originalité d’exécution ; Delaunay appliquait aux sujets historiques et religieux son observation précise et sa facture vigoureuse ; M. Jean-Paul Laurens représentait les temps gallo-romains avec une rare puissance d’évocation. Je pourrais poursuivre cette énumération et montrer que presque tous les peintres qui se sont fait des noms durables dans la seconde moitié de notre siècle ne sont pas des peintres de genre, mais des peintres d’histoire, que l’ambition des peintres de genre est toujours de s’élever à l’histoire, qu’ils gagnent beaucoup à y réussir, et que, somme toute, l’ancienne hiérarchie est maintenue. Ainsi, ce dont Castagnary prédisait la disparition prochaine domine toujours le développement de notre peinture ; les artistes et le public s’accordent pour demander les œuvres fortes et les émotions profondes au sens du passé, aux légendes mythologiques et religieuses, à la faculté de généraliser et d’abstraire, c’est-à-dire de s’élever au-dessus de la réalité contemporaine.

C’est dire que la plupart des jugemens de Castagnary sur les artistes de son temps ont été révisés ou cassés par le nôtre. S’il est un peintre, à cette heure, que l’opinion publique mette très haut, c’est M. Puvis de Chavannes. Or, il n’est pas une de ses œuvres que Castagnary n’ait traitée durement. Il le tracasse, le chicane, le tourne en ridicule sur le choix de ses sujets, son dessin, sa couleur, sa facture ; il raille « ses grisailles boueuses, d’un aspect triste et répulsif, ses personnages imaginaires, sans caractères de race, sans type individuel, ses paysages sans heure, sans climat, sans lumière. » S’il consent à reconnaître que telle de ses figures est d’une belle venue, il se rattrape aussitôt en ajoutant : « Quel ton sale et quel art inutile ! » Devant la simple et grandiose ordonnance de ses tableaux, qui est la plus incontestable supériorité du maître lyonnais, il raille encore : « M. Puvis de Chavannes ne dessine ni ne peint : il compose. C’est là sa spécialité. » Cette toile d’une radieuse poésie, Marseille porte de l’Orient, lui fournit des pages de lourde plaisanterie. Il qualifie le Saint Jean-Baptiste de « grotesque vignette. » Il en vient, enfin, non pas à comprendre le peintre, mais à lui témoigner une pitié indulgente, parce qu’il a devant lui « sinon un talent supérieur, du moins une conviction peu commune. » Il s’acharne avec la même brutalité et la même inintelligence contre M. Gustave Moreau. Cette page éclatante et tragique, Œdipe et le Sphinx, où, devant