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sa force par ces constructions matérielles ; il en est fier ; il exulte en répétant que c’est lui qui forgea le Béhémoth et le Léviathan. « Voilà le Béhémoth que j’ai fait ; il mange le foin comme un bœuf. Voilà, maintenant : sa force est en ses flancs et sa vertu est dans le nombril de son ventre ; il remue sa queue qui est comme un cèdre. Les nerfs de ses épouvantemens sont entrelacés ; ses os sont des barres d’airain. C’est le chef-d’œuvre du Dieu fort ; celui qui l’a fait lui a donné son épée ! » — Quel âpre cri d’orgueil ! Comme on y sent une âme d’homme ! Une âme analogue à celle des tyrans sémites de l’Assyrie, qui, dans un style semblable, aussi bref, aussi scandé, vibrant comme un cri d’aigle vainqueur, gravaient sur la pierre impérissable le récit de leurs exploits.

Dans ce Dieu toute l’âme hébraïque s’est projetée. Qu’est-il, sinon un prolongement d’elle-même ? Quelle raison d’être a-t-il en dehors de la race juive ? Avant tout, il sert de point d’appui à sa personnalité. Il est la pierre de même substance qu’elle, le fondement de granit par lequel elle se continue, le rocher où elle s’incruste pour s’enfoncer dans le sol éternel qui supporte toutes les choses, pour participer à sa solidité, devenir capable de toutes les résistances, inébranlable à tous les chocs. À la pensée de Iahvé, le moi hébreu se sent plus robuste ; il tressaille, s’exalte, et le cri véhément qu’il jette contient un défi plus ardent. « Par la faveur de l’Éternel[1], le juste garde tous ses os, et pas un n’en est cassé. » Il se maintient debout et ferme. « Quand toute une armée se camperait contre lui, son cœur ne craindrait pas[2], car l’Éternel est un rocher, la haute retraite où il s’appuie. » À sa vue l’homme qui languissait se redresse : il redevient lui-même, il réagit contre le poids des choses qui le déformaient ; le moi qui se dissolvait reprend sa consistance, il sent la vie lui revenir avec plénitude, comme une ondée de sang chaud, lorsqu’après un long jeûne il a mangé de la chair. « Mon âme s’est rassasiée comme de moelle et de graisse, et ma bouche le loue avec un chant de réjouissance. » Entendez-vous dans ces cris vibrer tout l’être physique ? C’est que cette âme hébraïque qui ne contemple point la nature multiple et colorée, qui ne crée son Dieu qu’avec la ‘matière qu’elle trouve au dedans d’elle-même, entre toutes les sensations ne connaît guère que les plus simples, les primitives, celles qui, manifestant l’état de son énergie interne, tendue ou relâchée, s’épandent par tout l’organisme, retentissent à travers tout le réseau nerveux, s’irradient en ondes diffuses, émeuvent jusqu’aux viscères[3] : « Je me

  1. Psaume 34.
  2. Psaume 27.
  3. Voir, sur ce rôle des viscères dans la sensibilité, Ribot, les Maladies de la personnalité, ch. Ier.