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patrons, ouvriers de tous corps d’état. Un domestique vend à un tonnelier ; un cordonnier achète d’un vigneron. Ces parcelles sont extrêmement mouvantes : treize sillons d’un champ, dans le Maine, passent en quelques années d’une maladrerie à un commissaire des guerres, de celui-ci à un couvent de minimes, du couvent à un gentilhomme, etc. Les legs et les échanges de morceaux de labour faits par des villageois, par des gens de peu, sont innombrables en Touraine ; dans une seule commune de Bourgogne, de dimension médiocre, Chassy, il y a 167 propriétaires de vignes en 1694 ; et dans une commune voisine, Thury, 350 arpens, c’est-à-dire 140 hectares environ, sont partagés entre 168 détenteurs.

Cet état de choses n’aurait pas été général puisque, d’après les rédacteurs de l’État des paroisses, du diocèse de Toulouse (1789), une des causes de la misère était l’absence de propriétés entre les mains des cultivateurs, — affirmation qui paraît à tout le moins difficile à admettre sous une forme aussi absolue. — Il est vrai que dans certaines contrées, comme le Bas-Anjou ou la Vendée angevine, les exploitations étaient trop étendues pour recevoir tous les soins qu’elles comportaient ; en d’autres termes, la culture intensive a pénétré de nos jours sur des domaines où elle était jadis inconnue, sans doute parce qu’elle n’y aurait pas été productive. La révolution des moyens de transport a fait ici, d’elle-même, à l’aide des intérêts qu’elle a éveillés et des appétits qu’elle a satisfaits, ce qu’aucune législation n’eût pu obtenir par la force.

Mon impression personnelle est que, pour la surface cultivée sous Louis XVI, le morcellement n’a pas dû augmenter sensiblement depuis cent ans ; que cette surface, beaucoup moins morcelée en 1789 qu’en 1550, ne l’est pas beaucoup plus aujourd’hui qu’en 1789. Cet amour du paysan pour la terre, que constatait A. Young, dans ses voyages à travers la France, cette passion de devenir propriétaire, qui lui faisait employer toutes ses épargnes à l’acquisition du lambeau longtemps convoité, s’endetter souvent et se ruiner quelquefois pour y parvenir, cette passion est très ancienne, elle se satisfait depuis des siècles. Il a fallu de dures misères pour que la petite propriété rendît, à certaines heures tristes, ce qu’elle serrait si fort, et le retour de la prospérité rurale la faisait repartir de plus belle à la conquête du fonds ambiant. Ce qui, depuis 1789, a développé le morcellement, c’est l’augmentation de la surface cultivée, l’immensité des landes, pâtures et forêts indivises, qui ont été happées par la propriété individuelle et principalement par la petite propriété. L’ensemble de son domaine est donc plus grand, mais, proportionnellement à sa superficie, il ne contient pas beaucoup plus de parcelles.