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IV

C’est, du reste, une question de savoir si le progrès du morcellement est souhaitable, si même il convient de se féliciter, autant qu’on le fait d’habitude, de l’état d’extrême division de la propriété dans notre pays. « On doit admettre comme un idéal, si ce n’est comme un axiome de justice, dit M. Leroy-Beaulieu, que la terre, primitivement domaine commun de l’humanité, étant partagée et tombée sous le régime de la propriété privée pour l’accroissement de la production, il est bon que le plus grand nombre possible d’hommes aient une part du sol. » Mais l’intérêt moral, qui demande que le plus grand nombre d’êtres humains soient propriétaires, se trouve en contradiction avec l’intérêt matériel, qui veut que tous les êtres humains jouissent de la plus grande somme possible de bien-être ; voici comment : le morcellement excessif de la terre, en intéressant un plus grand nombre de gens à sa valeur, partant au revenu qu’elle procure, et partant au prix des denrées qu’elle produit, a pour conséquence le renchérissement de la vie. Il est tout au moins un obstacle à l’abaissement.

Dans un pays démocratique comme le nôtre, si les producteurs de denrées, c’est-à-dire les propriétaires du sol étaient en petit nombre, le législateur s’inquiéterait peu de diminuer leur revenu. Quand ils sont trois millions, ce qui, à quatre personnes par ménage, fait une douzaine de millions de têtes, près du tiers de la population totale, il faut compter avec eux. Les détenteurs de la fortune mobilière ont été, comme on l’a vu dans un article précédent[1], littéralement dépossédés par diverses causes, les unes économiques, telles que la baisse du pouvoir de l’argent et du taux de l’intérêt, les autres politiques, telles que la dépréciation de la livre-monnaie. L’État aristocratique d’autrefois ne s’en est pas autrement ému et a laissé les rentiers du XIIIe au XVIIIe siècle se tirer d’affaire comme ils ont pu. Durant cette période de six cents ans, la propriété foncière a subi des crises, plus ou moins longues, plus ou moins fortes et plus ou moins générales ; mais elle s’en est toujours relevée et elle n’a finalement souffert d’aucune des atteintes du temps. La terre a sauvé le capital incorporé en elle, soit à titre d’acquisition primitive, soit à titre d’amélioration. Je parle ici de la propriété rurale ; la propriété urbaine ne s’est pas seulement maintenue, elle a profité de plus-values inouïes.

  1. Voyez la Revue du 1er août 1892.