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une partie, c’est-à-dire se représenter l’échiquier comme s’il le voyait ; c’est ce qu’il a fait au laboratoire de la Sorbonne, où il a joué sans voir contre M. Beaunis. Quand il joue simultanément six à huit parties, il abandonne ce moyen, qui ne lui est d’aucun secours, et qui n’aurait d’autre effet que de le fatiguer. Il ne se représente donc ni la forme des pièces ni leur couleur. « Je peux toujours dire, m’écrit-il encore, si j’avais les blancs ou les noirs, parce que la position des pièces est asymétrique. Il en résulte que l’un des joueurs a son roi dans la moitié droite de l’échiquier, tandis que l’autre a le sien dans la moitié gauche. En dehors de cela, je ne vois aucune différence. » Voilà pour la couleur. M. Goetz n’est pas moins explicite sur la perception des formes. « Quant aux pièces, je ne vois pas leurs formes, mais pas du tout ; je joue mes parties tantôt avec des pièces forme Régence, tantôt avec des pièces anglaises dites forme Staunton. Or il me serait impossible de dire si je vois des formes Staunton ou des formes Régence en jouant sans voir. Je ne vois que la portée, l’action des pièces. Ainsi, par exemple, la tour marche en ligne droite. Une tour postée quelque part me fait l’effet que doit faire à l’artilleur son canon dont il devine plutôt qu’il ne voit l’emplacement derrière un rempart. C’est l’action, la portée du canon qu’il doit envisager. Ainsi, un fou n’est pas pour mon œil intérieur une pièce tournée plus ou moins baroquement, c’est une force oblique. »

M. Percy Howel écrit aussi que les pièces n’ont point de forme dans sa mémoire : il les reconnaît par leurs mouvemens possibles ; il voit un peu moins bien les mouvemens réciproques de l’ensemble des pièces. Un élève distingué du laboratoire de la Sorbonne, M. Victor Henri, s’est essayé à jouer sans voir une partie qu’il a menée jusqu’à la fin ; ses impressions ressemblent un peu à celles de M. Goetz ; pendant le jeu, il voit nettement les cases, il ne se représente à aucun degré les pièces ; il sait qu’elles occupent une certaine position et il ne pense pas à leur forme, mais à leur portée, et surtout à leur nom. Le mot devient, dans ce cas, le substitut de l’image. M. Moriau, joueur distingué, à qui je dois une foule de renseignemens, s’exprime aussi dans des termes analogues. Si je cite encore ce témoignage, c’est pour montrer comment peuvent s’accorder des personnes différentes sur un point aussi délicat. M. Moriau remarque qu’un joueur qui analyse profondément une position devant l’échiquier regarde les pièces vaguement sans en percevoir la forme et la couleur ; et notre correspondant ajoute que ce qui est vrai de la perception l’est également de la mémoire.

M. Tarrasch développe la même idée : « En jouant devant l’échi-